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EAN : 9782070367986
511 pages
Gallimard (01/01/1976)
4.15/5   1523 notes
Résumé :
En créant le personnage de Zénon, alchimiste et médecin du XVIe siècle, Marguerite Yourcenar, l’auteur des Mémoires d’Hadrien, ne raconte pas seulement le destin tragique d’un homme extraordinaire. C’est toute une époque qui revit dans son infinie richesse, comme aussi dans son âcre et brutale réalité ; un monde contraste où s’affrontent le Moyen Age et la Renaissance, et où pointent déjà les temps modernes, monde dont Zénon est issu, mais dont peu à peu cet homme l... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (128) Voir plus Ajouter une critique
4,15

sur 1523 notes
Je crois bien ne m'être jamais sentie aussi mal à l'aise pour écrire un avis. Non pas que le roman ne m'ait pas plu, bien au contraire, mais simplement parce qu'il est d'un tel niveau que je ne me sens pas du tout à la hauteur de l'exercice.
Je vais toutefois faire de mon mieux.

Pour commencer, si vous avez l'intention de lire ce roman et que vos connaissances historiques sont faibles, il va vous falloir réviser. Je pense très sincèrement qu'il est indispensable de bien connaître le cadre historique dans lequel évolue Zénon pour comprendre cette oeuvre un minimum. le récit se déroule au XVI ème siècle en pleine période de la Réforme, l'Europe connaît l'explosion de plusieurs formes nouvelles d'interprétation des Ecritures, les critiques violentes envers l'Eglise catholique, les moeurs scandaleuses de son Clergé, aboutissent à des contestations et à l'émergence du protestantisme, du calvinisme et d'autres doctrines. Théologiens, philosophes participent activement à un débat d'idées dont la diffusion au sein des masses populaires est facilité par le perfectionnement des techniques d'imprimerie. L'Eglise catholique sent le danger et prend des mesures : concile de Trente, censure, Inquisition, parlements, et tribunaux dits « d'exception » engagent la Contre-Réforme et font la chasse aux « dissidences ».
Marguerite Yourcenar place principalement son histoire aux Provinces-Unies ( une partie du Nord de la France actuelle, Belgique et Pays-Bas). Si les noms de Charles Quint, Duc d'Albe, Gueux de mer, des comtes d'Egmont et Hornes ne vous disent rien, vous risquez d'être rapidement perdu.
Je suis très contente d'avoir eu la question des guerres de religion à étudier pour le capes il y a quelques années. Sans ces connaissances, tout me serait resté affreusement obscur. Je pense en particulier à l'épisode de Münster que Marguerite Yourcenar fait revivre par sa plume bien que nos sources historiques ne nous permettent pas de savoir dans le détail ce qu'il s'est passé.

C'est donc un cadre historique très précis et très complexe qui accueille le personnage principal Zénon. Zénon est un esprit libre de l'époque s'intéressant et touchant à de nombreux domaines comme la médecine, les sciences techniques, l'astronomie, l'alchimie etc… Il concentre en lui nombre des traits de personnages ayant réellement existé et dont Yourcenar s'est inspirée : Erasme, Ambroise Paré, Léonard de Vinci, Paracelse… Marguerite Yourcenar s'amuse parfois à faire de Zénon un visionnaire rêvant à des progrès techniques qui permettraient à l'homme d'évoluer dans les airs et sous la mer et, à l'instar de ceux qui l'ont inspirée pour la création de son personnage, elle lui attribue des idées très modernes.
On retrouve donc en Zénon un peu de tous ces esprits éclairés qui ont marqué l'époque moderne.

L'oeuvre au Noir se découpe en 3 parties. La première s'attache à relater l'histoire de la famille de Zénon, on apprend aussi certaines choses sur Zénon lui-même mais uniquement par ouï-dire, on l'aurait vu à tel ou tel endroit. Sa réputation est déjà faite, on le soupçonne de nourrir des idées subversives et de sympathiser avec l'ennemi « mahométan ». Zénon voyage beaucoup et cette première partie est liée à cette époque de sa vie : l'errance au cours de laquelle il se forge son esprit et acquiert de solides connaissances. Il côtoie les plus grands en tant que conseiller ou précepteur.
Puis Zénon décide de se fixer. Il rentre à Bruges, sa ville d'origine. Ayant publié des écrits contrevenant à l'ordre établi, Zénon est recherché et doit donc utiliser une personnalité d'emprunt. Il se réinvente une vie et décide de consacrer son temps à soigner les malades et les plus pauvres au sein d'un établissement ecclésiastique. Des évènements feront que Zénon sera démasqué.
La troisième partie est alors consacrée à son procès et son séjour en prison.

Tout au long du roman, Marguerite Yourcenar analyse les mentalités de l'époque à travers l'esprit critique de Zénon. Elle le fait rencontrer des personnages tantôt tolérants, tantôt obtus. S'ensuivent alors de savoureux dialogues. Savoureux par le style, par le sens, bien qu'il ne soit pas toujours évident d'en saisir toutes les subtilités. le texte est truffé de références bien précises et certainement pas anodines, références à la mythologie, à la Bible, à des écrits des penseurs de l'époque. Lorsque comme moi, on a une culture assez pauvre dans ces trois domaines, c'est assez frustrant …mais pas gênant. Pas gênant parce que, sur le coup, on ne s'en aperçoit pas. Mais c'est une fois ma lecture achevée et ayant effectué quelques recherches que je suis tombée sur un document précisant toutes ces références et que je me suis alors rendue compte de tout ce qui m'avait échappé. C'est pourquoi je pense qu'une relecture s'impose. de plus, de nombreux thèmes sont abordés, tolérance, liberté d'expression et de culte, homosexualité, torture, l'innovation scientifique et ses conséquences, le pouvoir, l'inégale répartition des richesses... Et on se rend compte que les questionnements de l'époque ne sont pas si éloignés des nôtres. Ce qui en fait un texte étonnamment contemporain par certaines des problématiques soulevées.

Un dernier mot concernant le titre :
L'oeuvre au noir est la première étape du processus alchimique censé aboutir au Grand Oeuvre c'est-à-dire à la pierre philosophale apportant immortalité et permettant de transformer les métaux en or. Ce processus compte 4 étapes : l'oeuvre au noir, l'oeuvre au blanc, l'oeuvre au jaune et enfin l'oeuvre au rouge.
L'étape de l'oeuvre au noir « désigne dans les traités alchimiques la phase de séparation et de dissolution de la substance qui était, dit-on, la part la plus difficile du Grand Oeuvre. On discute encore si cette expression s'appliquait à d'audacieuses expériences sur la matière elle-même ou s'entendait symboliquement des épreuves de l'esprit se libérant des routines et des préjugés. Sans doute a-t-elle signifié tour à tour ou à la fois l'un et l'autre. » (tiré des notes de l'auteur)
Tout le roman illustre parfaitement, à travers Zénon, l'acception symbolique de la définition de l'oeuvre au noir donnée par Marguerite Yourcenar.

L'oeuvre au Noir est donc une lecture très exigeante et qui nécessite un solide bagage culturel. C'est une oeuvre très riche, magnifiquement écrite, qui décrit parfaitement toute une époque et ses mentalités et qui m'aura donné du fil à retordre pour écrire cette chronique. Néanmoins, ça en valait la peine tellement cette oeuvre m'a éblouie par ses qualités littéraires et son érudition.

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Quelques bouquins avalés à la hâte avaient forgé mon orgueil et je me targuais d'érudition. Je me croyais armé pour défier Marguerite Yourcenar. Avec son "look" de paysanne du terroir, elle n'impressionnait pas le jeune coq que je suis en littérature.

Il m'avait quand même fallu élever un peu le regard avec Mémoires d'Hadrien, et mesurer du même coup l'ombre que répandait sur mes certitudes la dimension de son auteure. Mais soit, cette ouverture sur l'antiquité m'avait mis du baume au coeur. N'était-ce pas une « période dorée » comme le disait elle-même Marguerite à Bernard Pivot dans un entretien en son refuge américain.

C'est avec Zénon, le héros de L'Œuvre au noir, que j'ai poursuivi mon bras de fer avec le monstre d'érudition. Au gré des chapitres, j'ai partagé la vie d'errance de l'alchimiste. Lui pourchassé par l'obscurantisme d'une religion qui n'admet ni concurrence ni contradiction, moi par les mêmes démons que ceux qui m'ont conduit sur les chemins de l'école buissonnière.

Je me rends compte très vite que Marguerite Yourcenar a placé la barre très haut. Elle a en outre convoqué dans cet ouvrage tant de célébrités des temps anciens qui me sont inconnues, que la solitude m'étreint dans ce monde surpeuplé. Pas étonnant que je ne perçoive que froideur chez les contemporains de Zénon. Il faut dire aussi que, convaincus d'une foi qui nous est aujourd'hui étrangère, ils sont capables d'avancer vers le bûcher avec moins de trouble que moi vers le siège du dentiste.

Zénon rêve de liberté. Celle-là même qui nous fait aujourd'hui récuser les lois de la nature. Philosophe, il trouve dans la sagesse compensation à sa privation. C'est un grand observateur de son temps. Son point de vue donne à Marguerite Yourcenar prétexte à développer le sien propre sur cette époque intraitable envers qui oserait avancer que la terre tourne autour du soleil.

Alchimiste, il croit à l'immanence de la matière, la transmutation du plomb en or. Malgré les efforts de la science pour nous convaincre du leurre, ce rêve insensé nous est resté. Mais les jeux de hasard se sont substitués au plomb dans une alchimie encore plus subtile dont on connaît le bénéficiaire.

Médecin, Zénon redevient réaliste. La plus grande qualité de l'époque pour un tel praticien étant le fatalisme, en la maladie il détecte une raison supérieure, en la souffrance une punition. Quand pour nous le refus de la douleur est devenu une exigence.

Humaniste, il regrette cependant ce que les hommes font de leur vie. Les espoirs qu'il tire de son idéalisme forcené sont battus en brèche par une religion qui gouverne les esprits en ce XVIème siècle en Europe. Il lui récuse néanmoins le monopole de la vérité : "Je me suis gardé de faire de la vérité une idole, préférant lui laisser son nom plus humble d'exactitude".

Seul un personnage fictif pouvait regrouper autant de qualités pourtant parfois difficiles à faire cohabiter dans le même esprit. Il est construit sur mesure et donne ainsi à Marguerite Yourcenar le champ pour développer ce que son esprit foisonnant peut concocter afin de faire passer son message.

S'il est vrai que la quête alchimique commence par l'introspection, L'Œuvre au noir m'a renvoyé à mes insuffisances. Voilà un ouvrage propre à redonner de l'humilité à qui voudrait se glorifier d'une culture qu'il n'a pas. Il s'en trouvera forcément détrôné au sortir d'un tel ouvrage. Je ne dirai pas que cette lecture m'a comblé de bonheur. Chaque page est si lourdement chargée d'autant de volumes ingurgités par son auteure pour en sculpter chaque phrase que mes frêles épaules ont ployé.

Me voilà dépité au sortir de mon empoignade. Une fois de plus je n'ai pu que mesurer la hauteur de la montagne dont le sommet se perd désormais dans les nuages. Me voilà renforcé dans ma conviction de persévérer pour combler ce que les dissipations de mes universités ont pu me faire accumuler de lacunes.

Le sourire malicieux figé sur le masque de celle que je voyais comme une paysanne du terroir m'a fait comprendre l'inégalité du combat. Quand tu ne peux pas abattre ton ennemi, embrasse-le. Marguerite, je t'aime un peu, beaucoup, à la folie. Même si tu es sévère avec mon pauvre discernement, je reste beau joueur.
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Intimidé, on peut l'être, devant un tel titre, assurément l'un des plus beau de la littérature française, peut-être le roman le plus éclatant de cette grande citoyenne du monde, dont Bruxelles conserve jalousement l'origine, à défaut de sa citoyenneté, malgré son emploi juste et remarquable du mot « couque »…

Marguerite Yourcenar n'a eu de cesse d'arpenter le monde, elle qui a si bien su se défaire de certaines convenances, pour mieux en embrasser d'autres, refusant obstinément de servir autre chose que la grande littérature, ne laissant dans les mémoires en mal de figure qu'une image floue et peu accessible, impossible à ériger comme symbole malgré sa grande liberté.

Sa langue d'une grande richesse apparait double : tout en embrassant les grands préceptes linguistiques de ses aînés, elle use parfois d'une syntaxe propre à des langues non-latines, déliant de longues propositions dont le sens ne viendra qu'une fois toutes étalées.

Sous prétexte du grand roman historique, elle en profite pour créer un inoubliable personnage littéraire, l'alchimiste Zénon, modèle de rigueur et de doute dans une époque propice aux délires religieux, double personnel et sûrement inconscient du Zéno d'Italo Svevo

La structure de l'oeuvre, sans cesse remaniée, donne lieu à une longue introduction explicative dans cette version Pléiade, amenant peut-être cette impression d'une oeuvre qui, à force de travail de son auteure, semble souffrir d'un petit manque de « fraîcheur », laissant navré l'auteur de cette critique devant ce sentiment qu'il arrive à s'expliquer sans bien réussir à le définir… Serait-il influencé par l'appareil critique au point d'y voir des failles qui n'existent pas ?
Toujours est-il que le roman semble parfois un peu morcelé, désincarné, quand à d'autres moments il étonne par la proximité qu'il arrive à établir avec une période si lointaine et chaotique, où le prix d'une vie humaine semblait si dérisoire face aux volontés pyromanes de ses ignobles dirigeants-gourous ; certains passages sont absolument saisissants d'empathie, tel son inoubliable épilogue, quand d'autres semblent figés dans une froide contemplation, la complexité de certaines phrases en partie responsable.

Mais que l'on ne s'y méprenne pas, la catégorisation « chef-d'oeuvre » ne souffre d'aucune contestation possible, et sa lecture ne s'avère au final pas si exigeante — contestant par là l'avis de certains lecteurs, sans doute réticents à prolonger une certaine concentration, effets délétères prouvés de l'utilisation des smartphone (*) — alors que résonne encore l'empreinte de cette poignée d'Homme qui, tout au long de l'Histoire, ont su refuser les injonctions d'un pouvoir éternellement corrompu par la veulerie et le mensonge.

(*) : vous n'y verrez là, je vous en prie, aucune malice de ma part, plutôt un simple constat corroboré par toutes les études d'impact un peu sérieuses sur le sujet (elles sont d'ailleurs plutôt en petit nombre, vu l'emploi à présent unanime et discriminatoire de ces engins) : ces objets détruisent littéralement la capacité d'attention et de concentration de leurs utilisateurs, et résister à leur usage enferme l'individu-rebelle dans une certaine solitude, rangé comme ermite ou marginal, son attitude critique balayée par une soi-disant contingence à la modernité…
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Marguerite Yourcenar écrit dans ses "carnets de notes" sur "L'Oeuvre au noir" ces mots précieux qui servent à éclairer le lecteur sur le but qu'elle s'est fixé à travers la rédaction de son roman : "Le corps, l'âme, et l'esprit, imbriqués ; bien plus, formes différentes prises par une seule substance vivante [...]". C'est via la biographie fictive du dénommé Zénon, bâtard d'une riche héritière flamande et d'un aventurier italien dont la carrière oscille entre clergé, armée et diplomatie, que l'auteur va livrer au lecteur sa propre fascination pour l'Homme, dans son universalité.

Nous sommes au XVIème siècle, en Europe. Période charnière entre deux ères, nommées par les historiens Moyen-Âge et Temps Modernes. Zénon, en rejet des Ordres auxquels on le destinait, est attiré par la mécanique, les sciences, la médecine, la chirurgie, l'alchimie, la philosophie et tout autre domaine offrant la perspective de découvertes et d'étapes nouvelles sur le chemin de la connaissance que la frileuse Humanité se doit de franchir. Période charnière également dans le domaine des technologies depuis que certain génie italien s'est mis à dessiner des machines volantes, et dans celui de la spiritualité où la Réforme s'amorce et crée les premiers troubles dans les âmes. L'obscurantisme médiéval a certes reculé mais les idées nouvelles ne sont pas toujours claires pour le quidam. Sur l'échiquier politique, la suprématie des empereurs Habsbourg sur l'Europe assujettit les peuples au nord comme au sud...

Marguerite Yourcenar, dont la plume est, de mon point de vue, tout à la fois d'une complexité et d'une beauté effrayantes, entraîne ainsi le lecteur dans l'existence de cet être atypique qu'elle a choisi pour cobaye afin de disséquer cette trinité qui se réalise en chaque homme : l'âme, l'esprit, le corps. Pour rétablir un équilibre, il aurait fallu y adjoindre le coeur mais là n'est pas son propos, elle semble s'en désintéresser, isolant à l'envi ses personnages dans un monde sans affection, sans tendresse, dur et froid comme le métal, inflexible aussi comme en témoigne le dernier tiers du roman où Zénon comparaît devant un tribunal ecclésiastique pour avoir publié des "Prothéories" propres à dresser un bûcher sous ses pas. Une vision si peu édulcorée et si réaliste qu'elle fait irrésistiblement songer aux toiles de Bosch et de Brueghel.

Les développements érudits et verbeux de l'auteur sur la foi, la politique et les sens ont plus d'une fois eu raison de ma concentration et de mon intérêt. L'auteur mêle avec équité spiritualité et philosophie pour éveiller du fond des âges les éternelles questions restées sans réponses sur la nature humaine et qui offrent un terreau fertile à l'Humanisme en mouvement.

Un tel roman me ramène en toute humilité à ma crasse intellectuelle. J'ai dû lire le roman à voix haute de la première à la dernière page tant j'ai immédiatement eu besoin du secours combiné de mes mémoires visuelle et auditive pour comprendre le sens des mots qui défilaient sous mes yeux et encore ne les ai-je pas tous saisis dans la profondeur de leur portée. C'était la première fois que je me frottais à l'auteur, mal m'en a pris. "L'Oeuvre au noir" est un essai philosophique qui se dissimule sous les traits d'un roman et auquel il faudrait consacrer une attention d'universitaire, ce que je ne suis plus depuis dix ans. D'ailleurs, ma maîtrise d'histoire me semble vaine et lointaine, inutile et superficielle, devant un tel texte qui a mis à mal ma vanité de lectrice qui croyait pouvoir aborder en toute confiance toute littérature mais qui est encore très loin de pouvoir en apprécier la substantifique moelle.


Challenge ABC 2012 - 2013
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Quelle claque! Que dire d'un tel livre ? Que sa lecture est exigeante, qu'il faut avoir atteint une certaine maturité pour le lire ? (Amis professeurs de français ne le donnez pas à vos élèves de lycée par pitié!). Entre les références historiques et religieuses d'une part et d'autre part un style riche voire précieux, il faut un lecteur aguerri et courageux.
Mais enfin quel bonheur de lecture! Quel voyage initiatique merveilleux nous faisons avec Zénon dans sa recherche de la sagesse et de sa vérité. Je ne sais pas si l'alchimiste transmue véritablement la matière vile en or, mais je sais que l'écrivain, lui, est le véritable alchimiste qui change toute matière linguistique anodine en oeuvre d'art (quelle que soit sa couleur!). Et ce livre figurera longtemps en moi comme un trésor sur lequel on veille jalousement.
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Citations et extraits (251) Voir plus Ajouter une citation
- Ils se turent. La route plate, bordée de peupliers, étirait devant eux un fragment du libre univers. L'aventurier de la puissance et l'aventurier du savoir marchaient côte à côte.
- Voyez, continua Zénon. Par-delà ce village, d'autres villages, par-delà cette abbaye, d'autres ab¬bayes, par-delà cette forteresse, d'autres forteresses . Et dans chacun de ces châteaux d'idées, de ces masures d'opinions superposées aux masures de bois et aux châteaux de pierre, la vie emmure les fous et ouvre un pertuis aux sages. Par-delà les Alpes, l'Italie. Par-delà les Pyrénées, l'Espagne. D'un côté le pays de La Mirandole, de l'autre celui d'Avicenne. Et, plus loin encore, la mer, et, par-delà la mer, sur d'autres rebords de l'immensité, l'Arabie, la Morée, l'Inde, les deux Amériques. Et, partout, les vallées où se récoltent les simples, les rochers où se cachent les métaux dont chacun symbolise un moment du Grand Oeuvre, les grimoires déposés entre les dents des morts, les dieux dont chacun a sa promesse, les foules dont chaque homme se donne pour centre à l'univers. Qui se¬rait assez insensé pour mourir sans avoir fait au moins le tour de sa prison ? Vous le voyez, frère Henri, je suis vraiment un pélerin. La route est longue, mais je suis jeune.
- Le monde est grand, dit Henri-Maximilien.
- Le monde est grand, dit gravement Zénon. Plaise à Celui qui Est peut-être de dilater le coeur hu¬main à la mesure de toute la vie.
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Le vin nous initie aux mystères volcaniques du sol, aux richesses minérales cachées : une coupe de Samos bue à midi, en plein soleil, ou au contraire absorbée par un soir d'hiver dans un état de fatigue qui permet immédiatement de sentir au creux du diaphragme son écoulement chaud, sa sûre et brûlante dispersion le long de nos artères, est une sensation presque sacrée, parfois trop forte pour une tête humaine , je ne la retrouve plus si pure sortant des celliers numérotés de Rome, et le pédantisme des grands connaisseurs de crus m'impatiente.... c'est avoir tord que d'avoir raison trop tôt.J'avais refusé tous les titres. Au premier mois de mon règne, le Sénat m'avait paré à mon insu de cette longue série d'appellations honorifiques qu'on drape comme un châle à franges autour du cou de certains empereurs. ... Ceux qui virent de la modestie dans ces refus se trompèrent autant que ceux qui m'en reprochaient l'orgueil. Mon calcul portait moins sur les effets produits chez autrui que sur les avantages pour moi-même. Je voulait que mon prestige fût personnel, collé à la peau, immédiatement mesurable en termes d'agilité mentale, de force, ou d'actes accomplis ... J'avais pour le moment assez à faire de devenir, ou d'être, le plus possible Hadrien.Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l'esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d'imaginer des formes de servitudes pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu'on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu'elles sont asservies, soit qu'on développe chez eux, à l'exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares.Je me disais qu'il était bien vain d'espérer pour Athènes et pour Rome cette éternité qui n'est accordée ni aux hommes ni aux choses, et que les plus sages d'entre nous refusent même aux dieux. Ces formes savantes et compliquées de la vie, ces civilisations bien à l'aise dans leurs raffinements, de l'art et du bonheur, cette liberté de l'esprit qui s'informe et qui juge dépendaient de chances innombrables et rares, de conditions presque impossibles à réunir et qu'il ne fallait pas s'attendre à voir durer.
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Les objets cessaient de jouer leur rôle d’accessoires utiles. Comme un matelas son crin, ils laissaient passer leur substance. Une forêt remplissait la chambre. Cet escabeau, mesuré sur la distance qui sépare du sol le cul d’un homme assis, cette table qui sert à écrire ou à manger, cette porte qui ouvre un cube d’air entouré de cloisons sur un cube d’air voisin, perdaient ces raisons d’être qu’un artisan leur avait données pour n’être plus que des troncs ou des branches écorchées comme des saints Barthélemy de tableaux d’églises, chargés de feuilles spectrales et d’oiseaux invisibles (...) Cette couverture et cette défroque pendue à un clou sentaient le suint, le lait et le sang. Ces chaussures qui bâillaient au bord du lit avaient bougé du souffle d’un bœuf étendu sur l’herbe, et un porc saigné à blanc piaillait dans la graisse dont le savetier les avait enduites. La mort violente était partout, comme dans une boucherie ou dans un enclos patibulaire.
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Je pars, Wiwine, répéta Zénon. Je vais voir si l'ignorance, la peur, l'ineptie et la superstition verbale règnent ailleurs qu'ici.
Je sais que je ne sais pas ce que je ne sais pas, j'envie ceux qui sauront davantage, mais je sais qu'ils auront tout comme moi à mesurer, peser, déduire et se méfier des déductions produites, faire dans le faux la part du vrai et tenir compte dans le vrai de l'éternelle admixtion du faux.
L'assertion qui consiste à placer le soleil et non la terre au centre du monde, tolérée à condition d'être présentée comme une timide hypothèse, n'en blessait pas moins Aristote, la Bible, et plus encore l'humain besoin de mettre notre habitacle au mitant du Tout.
Toutes ces opinions passaient pour offenser Dieu, en fait, on leur reprochait surtout d'ébranler l'importance de l'homme. Il était donc naturel qu'elles menassent en prison ou plus loin leurs propagateurs.
Il est étrange que pour nos chrétiens les prétendus désordres de la chair constitue le mal par excellence, dit méditativement Zénon. Personne ne punit avec rage et dégoût la brutalité, la sauvagerie, la barbarie, l'injustice. Nul demain ne s'avisera de trouver obscènes les bonnes gens qui viendront regarder mes tressautements dans les flammes.
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Une fois, emportant avec lui son pain pour plusieurs jours, il s'aventura jusqu'à la forêt d'Houthuist. Ces bois étaient le reste des grandes futaies du temps païen : d'étranges conseils tombaient de leurs feuilles. La tête levée, contemplant d'en bas ces épaisseurs de verdure et d'aiguilles, Zénon se rengageait dans les spéculations alchimiques abordées à l'école, ou en dépit de l'école; il retrouvait dans chacune de ces pyramides végétales l'hiéroglyphe hermétique des forces ascendantes, le signe de l'air, qui baigne et nourrit ces belles entités sylvestres, du feu, dont elles portent en soi la virtualité, et qui peut-être les détruira un jour. Mais ces montées s'équilibraient d'une descente : sous ses pieds, le peuple aveugle et sentient des racines imitait dans le noir l'infinie division des brindilles dans le ciel, s'orientait précautionneusement vers on ne sait quel nadir... Le clerc se sentait libre comme la bête et menacé comme elle, équilibré comme l'arbre entre le monde d'en bas et le monde d'en haut, ployélui aussi par des pressions s'exerçant sur lui et qui ne cesseraient qu'à sa mort.
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*RÉFÉRENCE BIBLIOGRAPHIQUE* : _La poudre de sourire : le témoignage de Marie Métrailler,_ recueilli par Marie-Magdeleine Brumagne, précédé de _lettres de Marguerite Yourcenar de l'Académie française à Marie-Magdeleine Brumagne,_ Lausanne, L'Âge d'Homme, 2014, pp. 179-180, « Poche suisse ».
#MarieMétrailler #LaPoudreDeSourire #LittératureSuisse
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L'oeuvre au noir de Marguerite YOURCENAR

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