Depuis
Pastorale Américaine - de
Philip Roth, j'ai eu le goût de me pencher sur la construction et la déconstruction de cet étrange pays, l'Amérique, à l'histoire si courte, au présent si disputé. On dit ce pays bâti sur de la violence. On le dit pour pas cher, tous les pays se sont bâtis sur de la violence, l'histoire anglaise est effrayante, l'histoire chinoise multiplie ça par cent, l'histoire russe est terrifiante, et notre histoire française n'est pas fabriquée sur un lit de violettes non plus. Dans le livre de Roth, c'est le XXè siècle qui se détricote après avoir atteint son acmé (jamais je n'aurais cru que j'utiliserais ce mot !). Et le XIXè siècle ne m'intéresse pas des masses. Mais quand même, lorgnons du côté de la Guerre de Sécession pour comprendre mieux ce qui fait qu'un Américain est américain - et encore, on ne sait rien de la guerre du Mexique, mais Steinbeck a l'air de dire que ça a été d'une grande violence aussi. L'Histoire avec un grand H, donc.
La voilà à hauteur d'humain. Américain.
J'ai revu le film "Retour à Cold Mountain" récemment. Il y a du cousinage entre le film et ce livre. La guerre de Sécession a donc été une infâme boucherie ? L'être humain a encore déployé ce qu'il a de pire en lui, à cette occasion ? D'accord. L'histoire de l'Amérique est violente.
Partons la visiter.
La mère de Robey lui dit "va chercher ton père. Pars ce soir". Robey a 14 ans. Il obéit.
Un voyage-songe. Galoper pour la vie, entre la vie et la mort. Avoir 14 ans, chevaucher un onirique cheval noir charbon qui ne porte pas de nom, et descendre vers les enfers en absorbant la nature pleine de vie. La vie la mort, quoi,
le voyage de Robey Childs. Même son nom de famille porte la vie, il part pourtant retrouver son père, lui l'enfant, sans savoir si cet homme qui l'a construit, est encore en vie, déjà mort, ou entre les deux.
Il traverse un bout d'Amérique, l'enfant Robey. Il va vers la guerre, l'enfer de la guerre bien terrestre. Comme il n'y meurt pas, voyons ce qu'il pourra faire - et nous avec - de ce gâchis humain inhumain qui lui saute au visage. Car il va falloir vivre avec, avec ce souvenir d'horreurs provoquées par l'homme sur l'homme, sur la femme parfois. Vivre avec ce moment de la bascule aussi, où d'observateur, on devient par la force des choses participant, on entre dans la ronde, l'ange a craqué, sans ailes il lui reste les flingues. Et vivre ensuite avec.
Alors, faire quelque chose de ce gâchis ? Ce gâchis de chair qui pourrit, pue, puis se fait grignoter pour le régal de la vermine bien en vie. Allez, j'ai cherché, et tout ce que j'ai trouvé, c'est qu'on arrive à un stade où on peut relativiser toutes nos idées préconçues : est-ce bien important d'être en vie ? Est-ce si grave de mourir ? Voilà ce que j'ai trouvé comme seule réponse capable de me faire digérer cette horreur : un haussement d'épaule. Et si tout ce drame ne tenait qu'au fait qu'on s'accroche à la vie, alors que peut-être c'est seulement un enfumage sans vraiment d'intérêt.
Quant à notre douleur, eh bien, elle s'arrêtera bien un de ces quatre, d'une manière ou d'une autre. Est-ce que ça gâchera la nourriture de la vermine qui s'en suit ? Il parait que l'animal tué avec stress gâte la viande... La vermine, ou des cochons gloutons qui n'espérait pas un tel festin. Cochons que les vivants qui ont échappé au charnier mangeront à leur tour, nourris des ancêtres qui viennent de tomber, qui ont souffert le martyre avant de mourir, après tout, se nourrir c'est la vie non, et n'est-ce pas un curieux mais efficace mode de transmission que de manger son père à travers la viande d'un cochon...
Avec toutes ces réjouissantes question, en voilà une nouvelle : est-ce vraiment l'Amérique ? Il y a quelque chose de l'Illiade et l'Odyssée dans ce livre, avec un tout jeune Ulysse - tout comme, encore une fois, dans le voyage de Retour à Cold Mountain, où Ulysse devenu adulte, presque fantomatique, marche dans son purgatoire pour rejoindre sa belle Pénélope. Guerre de Troie, Gettysburg, Boutcha, à croire que la mort à la même odeur partout dans le monde, et à toutes les époques, même si les armes sont différentes. Récit universel donc, guerre de nationalité terrestre, à veste réversible. Guerre sans gentils sans méchants - si, quand même, les charognards sans gêne, toute écolo que soit leur démarche, difficile de prendre leur défense. Ils pourraient au moins, par savoir-vivre, attendre que la dépouille dépouillée soit vraiment morte, et que les familles ne se soient pas présentées ou soient reparties...
Autre impression assez troublante : je me disais, Robey, je le connais. J'ai connu des garçons comme ça, un peu plus âgés quand même, je les ai connus de près. Qui prennent ce qui vient de manière assez laconique, qui ne s'expriment pas, qui agissent juste ce qu'il faut, qui prennent sur eux et n'en font pas toute une histoire. Qui sont humains, respectueux, et n'en font pas toute une histoire. Qui ne font pas d'histoire, qui font à peine leur histoire à eux. Les discrets, les taiseux. L'impression, du coup, d'avoir retrouvé mes gars, et ça m'a fait bien plaisir.
Avec ça : peut-on conseiller de lire ce livre une fois qu'on a passé la cinquantaine et que les enfants sont grands ? Parce que c'est rude, la guerre oui, le gâchis de vie, de chair, la violence, l'effroi, l'enfer... Ou au contraire, devrait-on le faire lire aux gamins qui vont entrer, comme Robey Childs, dans l'âge adulte ? Pour les prévenir qu'il n'y a rien de romantique là-dedans, que mourir c'est plutôt moche, souffrir le martyre aussi, sinon plus. Pour leur dire que s'ils ont la chance de ne pas connaître ce genre de chose, ils doivent savourer cette chance infiniment, sans faire leur boudeur... Leur faire réaliser que cette chance ils doivent la peaufiner, la chérir comme un cadeau, tout faire pour qu'on ne détruise plus des vies, et que s'ils ont peur de s'ennuyer, il reste l'aventure de l'amour, par exemple, déjà très coton à vivre, il reste la créativité, et puis la savouration de tout ça - savouration, savourage, tiens, il n'y a pas de nom commun découlant du verbe savourer ?
Le voyage de Robey Childs reste fascinant, irréel, je l'ai avalé, acceptant cette écriture qui se donne des airs de fable. J'ai accepté avec lui tout ce qui lui arrive, du début à la fin. C'est la vie. Ou c'est la mort. Ou les deux, ou entre les deux... C'est la vie et sa liberté, c'est le souffle des vents et l'oeil affolé des chevaux, c'est les rencontres de hasard et ce qui lie les gens. Ou pas. Je n'ai rien appris de plus sur l'Amérique, mais j'ai appris sur les chevaux, sur les gens, sur mes gars, sur la vie.