L’existence de la bonne mauvaise littérature — le fait que l’on puisse être amusé, captivé ou même ému par un livre que l’intellect refuse de prendre au sérieux — nous rappelle que l’art et la pensée sont deux choses distinctes.
[…] je dois admettre, pour avoir exercé les deux métiers, que le critique de livres est toutefois mieux loti que le critique de films, lequel ne peut même pas travailler de chez lui et doit se rendre à des projections privées à onze heures du matin. De lui on attend, à une ou deux exceptions notables, qu’il brade son honneur contre un verre de mauvais sherry.
Il y a des livres qu'on lit et qu'on relit, des livres qui meublent notre esprit et modifient notre rapport à l'existence, des livres dans lesquels on pioche mais qu'on ne lit jamais en entier, des livres qu'on lit d'une traite et qu'on oublie en une semaine... et tous ces livres peuvent coûter le même prix.
À l’époque où je travaillais dans une bouquinerie – un endroit que l’on imagine souvent, lorsqu’on n’y travaille pas, comme une sorte de paradis où de vieux messieurs charmants feuillettent à jamais des volumes reliés dans du cuir de veau –, ce qui ne laissait pas de m’étonner était l’extrême rareté des véritables amateurs de livres.
Tout horoscope [devient] certainement vrai dès lors qu'il vous dit que vous êtes un aimant pour le sexe opposé et que votre plus grand défaut est votre générosité.
Mais la vraie raison pour laquelle je ne voudrais pas faire mon métier du commerce des livres est que, pendant la période où j'ai pratiqué ce commerce, j'ai perdu l'amour des livres. Un libraire est contraint de mentir à propos des livres, et cela l'en dégoûte ; pire encore, il passe sa vie à les épousseter et à les trimballer d'un endroit à l'autre. Fut un temps où j'ai authentiquement aimé les livres, aimé les voir, les sentir et les toucher, en tout cas ceux qui étaient âgés d'un demi-siècle ou plus. Rien ne me réjouissait tant que d'en acheter un lot pour un shilling dans un vide-grenier. Les livres cornés et inattendus que l'on récupère ainsi ont un parfum qui n'appartient qu'à eux : poètes mineurs du dix-huitième siècle, chroniqueurs démodés, tomes dépareillés de romans oubliés, anthologies de magazines féminins des années 1860. En matière de lecture tranquille - dans le bain, ou bien tard dans la nuit quand on est trop fatigués pour dormir, ou pendant un quart d'heure avant de déjeuner -, rien ne peut rivaliser avec les vieux numéros de Girl's Own Paper. Mais à la minute où j'ai commencé à travailler dans une librairie, j'ai cessé d'acheter des livres. A les voir en légions de cinq ou six mille dos contre dos , ils m'ennuyaient d'avance et me provoquaient même une légère nausée. Aujourd'hui, il m'arrive d'en acheter un de temps à autre, uniquement des ouvrages que j'ai très envie de lire et que je ne peux pas emprunter, et jamais je n'achète un livre que je jetterai aussitôt lu. La bonne odeur du papier en décomposition a perdu son pouvoir de séduction. Je l'associe désormais trop aux clients paranoïaques et aux mouches mortes.
Tout ce que l'on peut dire à leur sujet est que, aussi longtemps que la civilisation fera que chacun a parfois besoin de distraction, la littérature "légère" y aura sa place.
Que dire de Sherlock Holmes, de Vice Versa, de Dracula, de Helen’s Babies ou des Mines du roi Salomon ? Ce sont des romans tout à fait absurdes, des livres dont on rit plutôt que des livres qui nous font rire, et que leurs auteurs eux- mêmes ne prenaient pas franchement au sérieux ; mais ils ont survécu et ont certainement une vie encore longue devant eux. Tout ce que l’on peut dire à leur sujet est que, aussi longtemps que la civilisation fera que chacun a parfois besoin de distraction, la littérature « légère » y aura sa place ; et on aurait tort de nier l’existence d’un authentique talent, ou d’une grâce innée, qui joue un rôle plus important dans la survie d’une œuvre que l’érudition ou la puissance intellectuelle.
Ainsi, rien ne changera tant que l’on continuera à juger que tous les livres méritent d’être chroniqués. Il est pratiquement impossible de traiter un grand nombres de livres sans tresser des lauriers immérités à l’écrasante majorité d’entre eux. C’est lorsqu’on commence à entretenir une relation professionnelle avec les livres que l’on découvre à quel point ils sont généralement mauvais. Dans plus de neuf cas sur dix, la seule critique objective consisterait à dire : « Ce livre est nul »
Et si notre consommation de livres demeure aussi faible qu’auparavant, ayons au moins la décence d'admettre que cela est dû au fait que la lecture est un passe-temps moins captivant que les courses de chiens, le cinéma ou le pub, et arrêtons de raconter que les livres, achetés ou empruntés, coûtent trop cher.