L’existence de la bonne mauvaise littérature — le fait que l’on puisse être amusé, captivé ou même ému par un livre que l’intellect refuse de prendre au sérieux — nous rappelle que l’art et la pensée sont deux choses distinctes.
Fut un temps où j'ai authentiquement aimé les livres, aimé lles voir, les sentir et les toucher, en tout cas ceux qui étaient âgés d'un demi-siècle et plus. Rien ne me réjouissait tant que d'en acheter un ot pour un shilling dans un vide-grenier. Les livres cornés et inattendus que l'on récupère ainsi ont un parfum qui n'appartient qu'à eux.
C'est dans les bibliothèques de prêt que l'on comprend ce qu'aiment réellement les gens - comparé à ce qu'ils prétendent aimer - et il est frappant de constater à quel point les romanciers "classiques" sont passés de mode.
Les philatélistes sont une espèce étonnante, discrète et cousine des poissons, dont les membres peuvent avoir tous les âges mais sont exclusivement de sexe masculin ; apparemment, les femmes seraient insensibles au charme des morceaux de papier catalogués en albums.
À l’époque où je travaillais dans une bouquinerie – un endroit que l’on imagine souvent, lorsqu’on n’y travaille pas, comme une sorte de paradis où de vieux messieurs charmants feuillettent à jamais des volumes reliés dans du cuir de veau –, ce qui ne laissait pas de m’étonner était l’extrême rareté des véritables amateurs de livres.
Que dire de Sherlock Holmes, de Vice Versa de Dracula, de Helen's Babies ou des Mines du roi
Salomon? Ce sont des romans tout à fait absurdes, des livres dont on rit plutôt que des livres qui nous font rire, et que leurs auteurs eux-mêmes ne prenaient pas franchement au sérieux; mais ils ont survécu et ont certainement une vie encore longue devant eux. Tout ce que l'on peut dire à leur sujet est que, aussi longtemps que la civilisation fera que chacun a parfois besoin de distraction, la littérature « légère » y aura sa place; et on aurait tort de nier l'existence d'un authentique talent, ou d'une grâce innée, qui joue un rôle plus important dans la survie d'une œuvre que l'érudition ou la puissance intellectuelle. Ainsi, certaines chansons de music-hall font de meilleurs poèmes que les trois quarts de ce qui atterrit dans les anthologies
Tout horoscope [devient] certainement vrai dès lors qu'il vous dit que vous êtes un aimant pour le sexe opposé et que votre plus grand défaut est votre générosité.
Ainsi, rien ne changera tant que l’on continuera à juger que tous les livres méritent d’être chroniqués. Il est pratiquement impossible de traiter un grand nombres de livres sans tresser des lauriers immérités à l’écrasante majorité d’entre eux. C’est lorsqu’on commence à entretenir une relation professionnelle avec les livres que l’on découvre à quel point ils sont généralement mauvais. Dans plus de neuf cas sur dix, la seule critique objective consisterait à dire : « Ce livre est nul »
Il y a des livres qu'on lit et qu'on relit, des livres qui meublent notre esprit et modifient notre rapport à l'existence, des livres dans lesquels on pioche mais qu'on ne lit jamais en entier, des livres qu'on lit d'une traite et qu'on oublie en une semaine... et tous ces livres peuvent coûter le même prix.
J’ai toujours été convaincu que le mieux serait simplement d’ignorer la plupart des livres et d’accorder de très longs articles – au moins mille mots – à ceux, rares, qui sont visiblement importants. Des notules d’une ligne ou deux évoquant des parutions à venir peuvent se révéler utiles, mais les chroniques ordinaires, avec leurs six cents mots, seront toujours fatalement démunies d’intérêt, même si leur auteur y met du sien. Or, ce n’est généralement pas le cas, et la production de bribes de texte à longueur de semaine ne manquera pas de réduire le chroniqueur à la silhouette éreintée que j’ai dépeinte au début de cet article. Cela étant, et puisque chacun en ce monde a un autre qu’il méprise, je dois admettre, pour avoir exercé les deux métiers, que le critique de livres est toutefois mieux loti que le critique de films, lequel ne peut même pas travailler de chez lui et doit se rendre à des projections privées à onze heures du matin. De lui on attend, à une ou deux exceptions notables, qu’il brade son honneur contre un verre de mauvais sherry.