La librairie est par ailleurs une profession d’une grande humanité qui ne pourra être rabaissée outre mesure. Les grandes entreprises ne pourront jamais anéantir les petites librairies indépendantes comme elles l’ont fait des épiciers et des laitiers. Mais les journées d’un libraire sont très longues – je ne travaillais qu’à temps partiel, mais mon employeur, lui, faisait des semaines de soixante-dix heures, sans compter les expéditions pour aller acheter des livres -, et c’est une vie qui use la santé.
Mais la vraie raison pour laquelle je ne voudrais pas faire mon métier du commerce des livres est que, pendant la période où j'ai pratiqué ce commerce, j'ai perdu l'amour des livres. Un libraire est contraint de mentir à propos des livres, et cela l'en dégoûte ; pire encore, il passe sa vie à les épousseter et à les trimballer d'un endroit à l'autre. Fut un temps où j'ai authentiquement aimé les livres, aimé les voir, les sentir et les toucher, en tout cas ceux qui étaient âgés d'un demi-siècle ou plus. Rien ne me réjouissait tant que d'en acheter un lot pour un shilling dans un vide-grenier. Les livres cornés et inattendus que l'on récupère ainsi ont un parfum qui n'appartient qu'à eux : poètes mineurs du dix-huitième siècle, chroniqueurs démodés, tomes dépareillés de romans oubliés, anthologies de magazines féminins des années 1860. En matière de lecture tranquille - dans le bain, ou bien tard dans la nuit quand on est trop fatigués pour dormir, ou pendant un quart d'heure avant de déjeuner -, rien ne peut rivaliser avec les vieux numéros de Girl's Own Paper. Mais à la minute où j'ai commencé à travailler dans une librairie, j'ai cessé d'acheter des livres. A les voir en légions de cinq ou six mille dos contre dos , ils m'ennuyaient d'avance et me provoquaient même une légère nausée. Aujourd'hui, il m'arrive d'en acheter un de temps à autre, uniquement des ouvrages que j'ai très envie de lire et que je ne peux pas emprunter, et jamais je n'achète un livre que je jetterai aussitôt lu. La bonne odeur du papier en décomposition a perdu son pouvoir de séduction. Je l'associe désormais trop aux clients paranoïaques et aux mouches mortes.
Tout ce que l'on peut dire à leur sujet est que, aussi longtemps que la civilisation fera que chacun a parfois besoin de distraction, la littérature "légère" y aura sa place.
De la même manière, je ne serais pas surpris que La case de l'oncle Tom survive aux oeuvres de Virginia Woolf ou de George Moore, bien que je ne voie pas quels critères littéraires seraient susceptibles de prouver sa supériorité.
Et si notre consommation de livres demeure aussi faible qu’auparavant, ayons au moins la décence d'admettre que cela est dû au fait que la lecture est un passe-temps moins captivant que les courses de chiens, le cinéma ou le pub, et arrêtons de raconter que les livres, achetés ou empruntés, coûtent trop cher.
Il existe un type de littérature aujourd'hui manifestement délaissé, mais qui a eu son heure de gloire entre la fin du dix-neuxième siècle et le début du vingtième : ce que Chesterton surnommait les "bons mauvais livres", des œuvres dénuées de toute prétention littéraire, mais qui demeurent lisibles durant les pénuries de productions plus sérieuses.
Ainsi rien ne changera tant que l'on continuera à juger que tous les livres méritent d'être chroniqués. Il est pratiquement impossible de traiter un grand nombre de livres sans tresser de lauriers immérités à l'écrasante majorité d'entre eux. C'est lorsqu'on commence à entretenir une relation professionnelle avec les livres que l'on découvre à quel point ils sont généralement mauvais. Dans plus de neuf cas sur dix, la seule critique objective consisterait à dire : "Ce livre est nul", et la véritable réaction du chroniqueur serait probablement : "Ce truc ne m'intéresse pas le moins du monde, et je n'écrirais pas une ligne dessus si je n'étais pas payé pour le faire." Mais un journal publiant ce genre de choses perdrait tous ces lecteurs. Et ce ne serait que justice. Les lecteurs attendent d'être guidés vers les livres qu'on leur demande de lire, et ils attendent une évaluation. Mais dès que l'on commence à parler de la valeur d'un livre, toutes les échelles s'écroulent. Car si l'on dit - et tout critique le dira au moins une fois par semaine - que le Roi Lear est une bonne pièce de théâtre et que The Four Just Men d'Edgar Wallace est un bon roman policier, comment faut-il interpréter l'épithète "bon" ?