Une dystopie très contemporaine, voilà ce que nous propose le poète et romancier
Franck Pavloff.
Une de plus, vous me direz, oui mais... une dystopie qui tient en 10 pages (ressenti 5), voilà qui est plus rare. Et qu'une si courte nouvelle atteigne le chiffre de deux millions d'exemplaires, je trouve ça incroyable !
2€50, c'est peut-être cher payé la page, mais ici on est bien dans du texte engagé, un propos humaniste dont notre société devenue folle a plus que jamais besoin. Ne connaissant pas l'auteur, curieux, je me renseigne sur l'Internet et j'apprends que ce texte date tout de même de 1998 et que l'auteur l'a produit en réaction à l'extrême droitisation de la politique française à cette époque. Si j'en juge par l'évolution de la société durant les 25 années qui ont suivi (parlons simplement de droitisation : les intéressés eux-mêmes ne font plus dans le chipotage), j'ai quelques raisons de penser que l'auteur doit fulminer. Ou peut-être est-il simplement triste, triste comme un
matin brun.
C'est un excellent texte. Malgré le ton léger, le sourire ne parvient jamais à éclore complètement sur nos lèvres, car on est immédiatement plongé dans le climat dérangeant de cette société. Dérangeant, non parce qu'on a de la peine pour nos deux jeunes gars paumés, mais parce qu'il résonne dans nos oreilles tandis qu'une part considérable de notre cerveau – celle veillant à notre santé mentale – oeuvre désespérément et inconsciemment à l'ignorer.
Plusieurs thèmes, plusieurs grilles de lecture.
Au niveau le plus brutal et avec peu d'effort d'interprétation des images, on a la dénonciation d'un état fasciste exacerbant l'identité nationale et qui en vient à l'épuration ethnique.
À un autre niveau, c'est la dérive autoritaire vers une telle société qui est décrite.
Certainement la lecture la plus importante car, je dirais, quand on en arrive au stade totalitaire, c'est déjà trop tard.
De la même façon que l'épuration ethnique requiert toujours une déshumanisation de l'Autre, la dérive autoritaire draine son lot d'aliénations collective et individuelle. L'auteur montre très bien cet aspect par les réactions des amis face aux nouvelles mesures gouvernementales qu'ils apprennent. Pour conserver un équilibre mental, le cerveau cherche et trouve des justifications. Calmer la dissonance cognitive, et ce faisant perdre pied avec la réalité.
Troisième thème et non des moindres, le développement de la pensée unique qui invariablement accompagne les dérives autoritaires :
(Commentant l'arrêt du Quotidien de la ville :)
« - Pas un jour sans s'attaquer à cette mesure nationale. Ils allaient jusqu'à remettre en cause les résultats des scientifiques. Les lecteurs ne savaient plus ce qu'il fallait penser […]
- À trop jouer avec le feu...
- Comme tu dis, le journal a fini par se faire interdire. »
Dans le doute, je rappelle encore une fois que ce texte précède de plus de 20 ans la gestion de la crise sanitaire du Covid...
Cet argument consistant à justifier la politique de la pensée unique (et la censure virulente l'accompagnant) par le souci de ne pas semer le doute dans l'esprit des citoyens (« Les lecteurs ne savaient plus ce qu'il fallait penser ») ferait probablement sourire s'il n'avait pas été repris comme élément de langage par les plus hauts représentants de nos démocraties occidentales durant les dernières crises sanitaires et géopolitiques.
Enfin, Pavloff pointe l'un des aspects les plus ignobles qui signent bien souvent l'entrée dans le totalitarisme : l'encouragement à la dénonciation de quiconque chercherait à apporter la contradiction face à cette pensée unique. Avec la loi SREN en passe d'être votée, son arbitraire et sa violation de la sphère privée sans précédent, la France pousse un peu plus loin encore la barre pour les auteurs de dystopie voulant innover... Elle n'est malheureusement pas la seule en ce moment, mais est-ce une consolation ?