Citations sur Journal d'un corps (298)
En repensant à toutes mes peurs, j'ai établi cette liste de sensations : la peur du vide broie mes couilles, la peur des coups me paralyse, la peur d'avoir peur m'angoisse toute la journée, l'angoisse me donne la colique, l'émotion (même délicieuse) me flanque la chair de poule, la nos- talgie (penser à papa par exemple) mouille mes yeux, la surprise me fait sursauter (même une porte qui claque ), la panique peut me faire pisser, le plus petit chagrin me fait pleurer, la fureur me suffoque, la honte me rétrécit. Mon corps réagit à tout. Mais je ne sais pas toujours comment il va réagir.
Sois lisible, disait mon père, ne laisse pas soupçonner que tu cherches à dissimuler par une écriture indéchiffrable une pensée que tu ne maîtriserais pas.
Nous pouvons nous gratter jusqu'à la jouissance mais chatouille-toi tant que tu veux, tu ne te feras jamais rire.
La quantité de soi que les larmes éliminent ! En pleurant, on se vide infiniment plus qu'en pissant, on se nettoie infiniment mieux qu'en plongeant dans le lac le plus pur, on dépose le fardeau de l'esprit sur le quai de l'arrivée. Une fois l'âme liquéfiée on peut célébrer les retrouvailles avec le corps.
Cataplasmes, gargarismes, badigeon, repos, oui, mais le meilleur des remèdes c'est de m'endormir dans l'odeur de Violette. Violette est ma maison. Elle sent la cire, les légumes, le feu de bois, le savon noir, la javel, le vieux vin, le tabac et la pomme. Quand elle me prend sous son châle, j'entre dans ma maison. J'entends bouillonner ses mots au fond de sa poitrine et je m'endors.
38 ans, 7 mois, 22 jours Vendredi 1er Juin 1962
Lison en larmes. Son frère l'a injuriée. Lison est particulièrement sensible aux offenses. Les mots, chez elle, trouvent du sens. Renseignements pris, Bruno lui a dit : Va te chier. J'ai grondé Bruno et me suis renseigné sur l'origine de cette insulte si radicalement physique. C'est José ! Quel José ? Un copain d'école. Un petit pied-noir, en fait, fraichement débarqué d'Algérie avec son drame, sa famille, son accent et son vocabulaire. Je ne donne pas dix ans audit vocabulaire pour renouveler de fond en comble le catalogue de nos injures. "Va te chier" a tout de même une autre dimension que "pauvre con" ou "va te faire enculer". L'impératif du verbe chier conjugué au sens pronominal réfléchi est une arme meurtrière. L'adversaire réduit à n'être que son propre excrément et à qui on ordonne de se déféquer lui-même, qui dit pire ?
38ans, 8 mois, 7 jours Dimanche 17 juin 1962
Autre injure ultraphysique du petit José, venu jouer entre-temps à la maison : La mort de tes os.
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- La certitude de la mort prochaine vous ferait tomber en amour pour une blatte.
67ans, 9 mois, 8 jours
Jeudi 18 juillet 1991
À ta mine tragico-mélancolique, dit Grégoire, ce doit être du Mahler. Tiens donc, tu devines le type de musique qu'on écoute à l'expression d'un visage, toi ? Parfaitement, quand tu écoutes de Polonais, là, Penderecki, tu ressembles à un Rubik's Cube abandonné.
Apprendre, c'est d'abord apprendre à maîtriser son corps.
Du vivant de leurs corps nos morts tissent nos souvenirs, mais ces souvenirs ne me suffisaient pas : c'était leur corps qui me manquait ! La matérialité de leur corps, cette absolue altérité, voilà ce que j'avais perdu !