Quel bonheur que ce roman épistolaire qui vous emmène derechef à Pont-Aven et c'est comme si vous y étiez, lorsque Hugo, après avoir décrit le paysage à Hazel, poursuit :
« Comme tu vois, c'est pittoresque au vrai sens du terme : tout y fait sujet de tableau.
On croise des Bretons au teint brun, aux cheveux rouges, qui portent le costume du pays et s'adossent aux portes, les mains dans les poches, fumant leur pipe en bruyère, et font des modèles si complaisants que ce serait un crime de ne pas planter son chevalet. […] C'est bourré d'Américains et d'Anglais, à tel point que les cartes de restaurant sont écrites dans leur langue. Ils viennent ici pour finir leurs études, comme on irait à Rome pour copier l'Antique ou à Barbizon pour imiter Corot. »
Moi qui avais entendu parler de « l'école de Pont-Aven » mais sans vraiment savoir ce que cela recouvrait (avec ce drôle d'usage du terme « école », qu'on retrouve pour Barbizon, alors qu'il ne s'agit pas d'une école mais d'un courant et encore, peut-on parler d'un courant quand Gauguin n'appartient à aucun ?), j'ai beaucoup apprécié cette immersion bien plus vivante et intéressante qu'une notice encyclopédique.
Vivant est d'ailleurs le qualificatif qui convient le mieux à ce livre, où les personnalités (toutes attachantes) apparaissent clairement au fil de leurs lettres enlevées et sensibles : Hugo, avec ses doutes et sa tendance mélancolique, Tobias le tourmenté et la pétillante et spontanée Hazel (qui m'a fait rire avec son affaire de nu masculin). C'est grâce à eux que l'on peut percevoir cette fin du 19ème siècle (en dehors de la peinture, on entend aussi parler de Jack l'Eventreur, dont la sinistre réputation franchit la Manche, de la construction de la tour Eiffel et on fait même un petit tour à l'Exposition Universelle, preuve que c'était vraiment un roman pour moi !), sans que jamais cela ne vire au procédé. Nos trois jeunes gens sont les héros à part entière de leur(s) histoire(s) parfois mêlées, quand bien même l'histoire (essentiellement artistique) de leur époque voudrait parfois leur voler la vedette.
Car s'il n'écrit pas (ou alors que très occasionnellement), le personnage de Gauguin est, par exemple, bien présent dans le roman et quelle présence ! J'ignorais tout de l'homme et ce que j'en ai aperçu ici est venu éclairer l'oeuvre. Qui dit Gauguin dit
Van Gogh, qu'aucun des héros ne croisera mais dont il sera pourtant très souvent question. Beaucoup d'autres peintres traversent le récit, en premier lieu ceux qui sont allés à Pont-Aven mais on marchera aussi avec Toulouse-Lautrec dans les rues de Montmartre. Et pour ceux qui, comme ce fut mon cas, s'inquièteraient de ne savoir distinguer les personnages inventés des réels (faute de (re)connaître tous les noms, quand ils ne sont pas célèbres comme ceux que j'ai cités : Charles Filiger ou
Paul Sérusier, par exemple, ne me disaient rien), qu'ils se rassurent : seuls nos trois épistoliers sont des êtres de fiction, tous les autres (y compris Anna Boch, présentée comme la cousine de Hugo et Hazel ou encore Miss Klumpke, dont Hazel partage l'atelier) ont bien existé.
Mêlant avec talent l'intime et l'historique, «
Les singuliers » évoque les peintres d'une époque mais aussi les tumultueuses controverses que leurs oeuvres pouvaient susciter, tout en questionnant le geste artistique et ce que signifie être peintre, interrogations intemporelles.
Un roman qui m'a emballée !