«
Ermites dans la taïga » ;
Vassili Peskov (Babel
Actes Sud 290p)
Récit étrange, intéressant, émouvant, et qui a provoqué en moi des ressentis divers.
Au début des années 80, l'auteur, journaliste assez bien installé dans la presse officielle de l'URSS, est contacté par un ami qui fait partie d'un groupe de géologues en mission de longue durée dans un coin des plus reculés de la taïga sibérienne. Ceux-ci sont entrés en contact avec une famille qui vit là, retirée du monde, coupée de quasiment tout contact humain depuis…1945.
Vassili Peskov décide d'aller à la rencontre de ces ermites, de découvrir leur mode de vie et leurs motivations. Avec l'appui logistique (matériel, humain, aérien) des géologues et donc des autorités locales, il va y retourner pour de courts séjours, d'année en année, donnant des reportages pour le journal dont il est le correspondant. Ce livre en est une synthèse. Lorsqu'il fait la connaissance des Lykov, ne survivent plus que l'ancêtre octogénaire, Karp, et sa fille Agafia, âgée d'une quarantaine d'années. C'est par eux qu'il découvrira l'histoire de la famille (la vieille mère, une soeur et deux frères, tous décédés il y a quelques années), et de leurs ancêtres. Une épopée qui prend sa source au XVIIème siècle, sous le règne du tsar Alexis puis de son fils Pierre 1er. Cette période de schismes religieux poussa certains « vieux croyants » à se couper du monde, à refuser les nouvelles règles et les nouveaux usages, et toute forme d'autorité venant du « siècle », perçus comme péchés profonds. de décennie en décennie, les exilés se retirèrent de plus en plus loin de la civilisation, s'enfermant en communautés de plus en plus restreintes, dans une piété fixée et rigoriste, bien pire que celle des mormons. Les Lykov en sont les derniers survivants.
Alors oui il y a un côté Robinson volontaires, une osmose avec une nature d'une extrême dureté, une mise au défi de tout progrès. Sans rentrer dans les détails de la vie quotidienne des deux survivants (rigoureusement décrits et qui font une grande part de l'intérêt du livre), de leur accroche irréductible à un mode de vie quasi inébranlable, aux modalités de leur foi archaïque et sectaire (4 ou 5 heures de prières par jour), on sent qu'ils souffrent en même temps du manque terrible de contacts humains, et qu'ils finissent par ne survivre que grâce à l'aide matérielle ponctuelle, discrète et respectueuse des géologues, et donc d'un « siècle » qu'il refusent, et pas que pour de mauvaises raisons. Et c'est surtout le portrait d'une femme extraordinairement attachante, d'un courage inouï, d'une force de caractère exceptionnelle, alliée à une humanité qui n'a que bien trop peu d'occasions de s'exprimer. Agafia, tout en s'accrochant, à ses croyances, accepte et en même temps se bat un peu contre « petit papa » pour renouer avec d'autres humains, malgré les difficultés pour s'émanciper un tant soit peu de l'autorité patriarcale ! Elle s'y épanouit pourtant, d'une certaine manière, y trouvant sans doute un nouvel équilibre. Mais même la mort du père ne la fera pas changer d'objectif, car « ça m'est interdit. » Il reste que ce choix de vie fait aussi écho, chez moi, à un choix délibéré d'enfermement, comme le fait de décider librement de se voiler, provoquant à la lecture un mélange d'admiration et d'une certaine tristesse.