Un récit écrit à quatre mains.
Caroline Laurent, jeune éditrice, était ravie de pouvoir travailler avec
Evelyne Pisier. Cette dernière avait accepté de raconter l'histoire de sa mère, et à travers elle, la sienne. Des vies multiples sur plusieurs continents et sur plusieurs décennies. Caroline et Evelyne avaient choisi d'en faire un roman, en changeant les prénoms.
Les jeunes femmes échangeaient et Caroline aurait aimé qu'Evelyne finisse ce roman mais la vie en a destiné autrement. Elle s'en est allée un jeudi de février. Elle souhaitait que Caroline finisse son histoire. Alors la jeune femme a tenu parole et nous offre aujourd'hui ce drôle de livre : la première partie, écrite par Evelyne, avec des interludes où Caroline se confie : leurs échanges, leur manière de travailler, et puis la seconde où Caroline doit continuer l'histoire en se basant sur les notes, les cahiers d'Evelyne. Si précieux. Un travail intense, un témoignage d'amour envers une personne solaire qui a illuminé la vie de Caroline.
Evelyne Pisier est née dans une famille de la haute-bourgeoisie. Son père avait fait une carrière remarquable et il dirigeait les colonies françaises. Homme sûr de lui, autoritaire, il avait une vision très passéiste de la France : une France coloniale, antisémite et collabo. Il admirait Pétain. Nommé en Indochine, il voyait les minorités comme des êtres inférieurs. Lorsqu'elle naît, la guerre fait rage en Europe, et dorénavant en Asie. le Japon envahit l'Indochine et toute la famille est arrêtée. La mère et sa mère sont envoyées dans un camp, les hommes sont emprisonnés ailleurs. Quatre longues années avant la libération. Sa mère, Mona, sera violée mais n'en parlera jamais. Mona était très jeune lorsqu'elle est tombée amoureuse d'André. Elle avait tout juste dix-huit ans lorsqu'elle donna naissance à sa fille, Lucie, en 1941.
Elle avait entamé des études de médecine mais abandonne tout pour le suivre jusqu'en Indochine. La vie y est belle, des domestiques, des nounous et des soirées où André affiche sa magnifique jeune femme. Pourtant Mona ressent comme un vide. Elle sait qu'elle est devenue un simple faire-valoir, mais ses sentiments sont toujours là, forts. Une véritable passion malgré le comportement et les propos violents d'André. Lucie est très proche de sa nounou et très vite s'oppose à cet homme autoritaire et raciste. Mais Lucie est une enfant. Et l'Indochine finit par tomber, ils trouvent refuge en France chez les parents de Mona. Puis André est nommé en Nouvelle-Calédonie, Lucie a un petit frère et Mona tombe amoureuse. Cette liaison va pousser Mona à s'émanciper de son époux, en obtenant le permis de conduire (André y était opposé, une femme de son rang devait se faire conduire) et en lui annonçant son infidélité. le couple vacille, se sépare. Mona embarque ses enfants et rentre en France, chez ses parents. Mais la jeune femme est toujours sous l'influence d'André et ils se remarient. Jusqu'à ce qu'ils concluent tous deux à l'échec de leur mariage.
Les années soixante seront celles de l'émancipation pour les deux femmes, Mona et sa fille après leur retour à Nice. Les deux s'engagent dans les mouvements pour
le droit des femmes (la contraception, l'avortement) puis vient Mai 1968 et Lucie s'envole pour Cuba où
Fidel Castro vient de faire la révolution.
Le livre est passionnant car il retrace toute l'histoire française, celle des Colonies, de la rupture entre l'ancienne France pétainiste, coloniale, antisémite et patriarcale, et la nouvelle, moderne et féminine. La vie de ses femmes, de véritables héroïnes qui vont découvrir la véritable indépendance et son prix. Mona qui passe d'une vie luxueuse avec des domestiques à un travail de secrétaire et un petit appartement à Paris, mais qui ne regrette rien. Elles étaient passionnées et j'ai beaucoup aimé les suivre.
Le visage d'Evelyne qui orne la couverture montre bien la détermination de cette jeune femme, qui connaîtra une histoire d'amour avec le révolutionnaire cubain avant d'épouser en premières noces un certain
Bernard Kouchner. Un mariage qui aurait choqué son père, toujours antisémite. le récit est touchant car Evelyne n'évoque que très peu le suicide de ses parents, à quelques années d'écart.
Les passages où Caroline intervient, pour confier son travail, dorénavant seule sont très intéressants. Un très joli moment de lecture, même si je dois avouer que les passage sur sa liaison avec Fidel m'ont laissé de marbre. J'ai quand même noté l'étrange ressemblance entre cette histoire d'amour (Lucie a tout juste vingt ans, lui quarante) et celle de sa propre mère Mona.
Et je ne peux écrire cette chronique sans évoquer une pensée qui m'a quelque peu gâchée ma lecture. Je n'ai en effet, à partir de la naissance du petit frère, Pierre, cessé de penser à l'absente. Car, dans ce récit, je n'ai cessé de penser à la troisième femme, un fantôme qui a hanté tout le reste de ma lecture.
Cette grande absente, c'est la soeur d'
Evelyne Pisier,
Marie-France. Les jeunes générations ignorent probablement qui elle était. C'était une actrice, une excellent comédienne au regard pénétrant et aux pommettes hautes comme celle de sa soeur.
Marie-France est décédée brutalement en 2011 à l'âge de 66 ans. Héroïne des films de Truffaut, elle est née en 1944, en Indochine comme Evelyne à l'époque où sa mère et Evelyne étaient encore emprisonnées. Leur frère, Gilles naît en 1950 à leur arrivée à Nouméa. Quand ils se séparent, "Mona" a douze ans. Leurs parents se sont suicidés en 1986 et en 1988.
Pourtant dans le récit, Mona n'a eu qu'une fille, Lucie (Evelyne), et puis un fils. Jamais il n'est fait mention d'une deuxième enfant. Mon esprit très imaginatif a cherché toute sorte de réponse à ce choix narratif.
Evelyne Pisier n'avait pas souhaité écrire son autobiographie, elle voulait romancer le récit. Mais mon esprit un peu tordu me faisait penser invariablement à
Marie-France lorsqu'elle décrit l'amour inconditionnel entre la mère et la fille, la "seule, l'unique". Quand elle parle du regard intense de son père, ou de son frère et qu'on sait que
Marie-France était connue pour ses yeux magnifiques.
Mais rassurez-vous, j'ai enfin eu ma réponse - page 437. J'aurais sans doute préféré lire ce passage avant ma lecture, j'ai parfaitement compris le choix d'Evelyne de ne pas faire apparaitre sa soeur. C'est extrêmement touchant.
Je vais m'empresser de prêter ce livre à ma mère, plus jeune qu'Evelyne, elle va néanmoins sans doute revivre avec elle toutes ces années cruciales qui auront mené à l'émancipation des peuples autochtones, et à celle des femmes.
Et soudain, la liberté ...