On l'avait surnommé "la verrue".
le Signal a dressé sa masse rectangulaire face à l'océan Atlantique pendant presque cinquante ans. Quatre étages, deux bâtiments se décrochant à peine l'un de l'autre : le projet initial, qui en prévoyait neuf, a été revu à la baisse avec la liquidation judiciaire du promoteur. Ce sont ainsi soixante-seize appartements qui furent livrés entre 1970 et 1972, à des acheteurs majoritairement issus de la classe moyenne. La plupart ont pour projet, lorsqu'aura sonné l'heure de la retraite, d'y finir leurs jours et d'y accueillir leurs petits-enfants. Lorsque les premiers propriétaires s'y installent, la vie ressemble encore à celle des Trente Glorieuses, insouciante et d'un confort croissant. Malgré la dimension alarmante du nom donné à la résidence, il n'y a aucune raison d'inquiétude.
Sophie Poirier a aimé cet immeuble, sans rationalité, au moment où sa disparition a été programmée. Nous sommes en novembre 2014, elle vient à Soulac-sur-Mer, dans le nord du Médoc -elle vit en région bordelaise- pour écrire.
le Signal a alors été vidé de ses habitants, et va être détruit. L'érosion a eu raison de lui. Lors de sa construction, deux cents mètres de plage le séparait de l'eau. La dernière tempête l'en a mis à moins de dix mètres. L'accès direct à la plage tant vanté lors de sa construction sonne désormais avec beaucoup d'ironie.
Lorsqu'elle le découvre, on y devine déjà les intrusions de bandes de jeunes venus y passer des soirées arrosées : des fenêtres sont brisées, des tags ornent les murs, les barrières mises pour en empêcher l'approche sont déjà pour certaines soulevées, pour d'autres affaissés. Elle déambule dans le bâtiment, à l'écoute de la multitude de bruits que provoque le vent -claquements, battements, cliquetis- sous lesquels on devine le silence épais des endroits vidés de leurs habitants. En fond, le bruit permanent des vagues. La vue sur l'océan depuis la fenêtre d'un appartement où elle s'est introduit lui provoque un "choc poétique".
Son intérêt pour l'immeuble est une expérience instinctive, qui suscite un désir très fort de raconter son histoire, un désir qui entre en résonnance avec celui, identique, de son ami artiste Olivier. Elle écrit des textes à son sujet, un reportage puis une fiction poétique. Lui filme et photographie. Lors de la "marée du siècle", ils organisent un spectacle mêlant projections vidéo sur la façade du Signal et poésie recitée par Sophie. Ils rencontrent quelques sinistrés, qui évoquent la nécessité de se déprendre du lieu dans l'urgence, la violence du déménagement, en présence de gens sur le parking qui attendaient pour récupérer ce qu'ils ne pourraient emmener. Ils pénètrent régulièrement dans l'immeuble et y déambulent, observent les objets épars témoignant de l'abandon, l'orange des moquettes rappelant la mode des années 1970, s'installent dans certains appartements et y passent un moment.
le Signal abrite une succession de décors et d'histoires, souvenirs de quarante-six étés d'allers-retours entre l'appartement et la plage, de vies de vacanciers, avec pour support des endroits presque vides, d'autres ou les pièces comportent encore un mobilier complet, matériau romanesque à partir duquel l'auteure imagine des histoires individuelles.
Elle se l'approprie en l'écrivant, le personnifie, il devient comme un proche auquel elle pense souvent, compatissante lorsqu'elle sait les conditions météo mauvaises, considérant comme une souillure les dégradations que lui font subir les visiteurs mal intentionnés, éprouvant de la peine lorsqu'on en dit du mal. C'est un bâtiment que personne ne veut sauver parce qu'il est laid, et qu'il coûterait trop cher à protéger. Elle, elle le trouve beau, surtout dans la lumière du soir quand le soleil se reflète dans ses vitres, ou lorsqu'elle contemple, au fil de sa destruction, les nouveaux paysages offerts par la mer à travers ses ouvertures.
Elle y ressent le déchirement des départs, mais aussi la folie des hommes, qui jouent avec la beauté et la massacrent. Avec son invasion par le vent, la menace que l'eau lui fait subir, il aurait pu avoir pour vocation de nous rappeler notre fragilité. Car
le Signal n'est-il pas en réalité le symbole de la catastrophe à venir mais aussi de nous-mêmes, pris dans la tourmente provoquée par nos positions tenaces et absurdes ?
Lien :
https://bookin-ingannmic.blo..