A MA MÈRE
Sur son front refroidi je viens de déposer
Pour la dernière fois un filial baiser,
Et, penché sur la couche où gît l'inanimée,
J'ai contemplé sa lèvre à tout jamais fermée,
Ému, j'ai cru saisir dans son regard éteint,
L'aube de l'au-delà qui scelle son destin.
Oh ! si je n'avais point l'espoir d'une autre vie,
Si celle que je pleure et qui nous fut ravie
Descendait tout entière au fond du trou béant,
Sa poussière à la tombe et son âme au néant,
Je dirais au Seigneur : " A quoi sert sur la terre
D'être épouse fidèle et d'être bonne mère
Si pour tant de soucis et tant de dévouements
Il ne reste de nous que de vils ossements ? " ,
Oh ! non, Dieu de bonté, cela n'est pas possible ;
Ton cœur est plein d'amour si ton bras est terrible,
Et ceux que tu fis naître ont droit à ta pitié !
Je t'en supplie au nom du Grand Crucifié,
Pour éclairer mon deuil d'un rayon d'espérance,
Paire taire le doute et calmer la souffrance,
Permets que je la voie, ô douce vision !
Contemplant pour toujours les splendeurs de Sion.
A MON FRÈRE ROMÉO
Toi qu'enleva sitôt l'appel du Tout-Puissant,
Ô frère par le cœur autant que par le sang.
Qui fus pendant trente ans dans des travaux austères
Forcé de recopier la prose des notaires,
Il me semble te voir assis et tout courbé
Jusqu'au dernier moment sur le registre B.
Poursuivant sans repos ta tâche journalière,
Mes pins manquent depuis ta course familière.
Car tu venais souvent l'hiver comme l'été
Égayer ma maison de ta franche gaîté.
Le piano privé de ton doigté d'artiste
N'a plus le même son et sa note est plus triste,
Et mon foyer chagrin de ton si prompt trépas,
Va conserver longtemps l'empreinte de tes pas
Et répéter l'écho de ta chanson joyeuse.
Qui redira jamais ta mimique amuseuse,
Ta riposte si vive et ton esprit gaulois,
Le tout dit sans malice et sur un ton courtois ?
II me semble te voir épanchant ton génie
Sur le clavier vibrant de force et d'harmonie.
Le faisant tour à tour chanter, rire ou pleurer,
De la gamme vainqueur sans à peine effleurer.
Aux partis de plaisir toujours indispensable.
Il fallait aux amis ta verve inépuisable
C'est surtout près des tiens que j'aime à t'évoquer
Alors que tes enfants venaient tous se grouper
Pour écouter, ravis, sur l'instrument sonore,
Ces impromptus touchants qui me charment encore.
Mais ce dont j'ai gardé le plus cher souvenir.
C'est le soir de ta mort où tu les fis venir,
Que près du piano réunis tous ensemble.
Pour la dernière fois et d'une voix qui tremble,
Tu chantas avec eux la chanson de l'adieu,
Car une heure plus tard tu rendais l'âme à Dieu.