Attention: cette critique révèle certains éléments de l'intrigue. Il est donc préférable de ne pas la lire avant d'avoir lu l'ouvrage.
Un livre majeur et un roman magnifique sur le thème de la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis de 1939 à 1992. Deux sous-thèmes rythment également l'ensemble: le temps - c'est un roman "dans les replis du temps" qui "saute" constamment d'une période à une autre - et la musique. Un très gros livre aussi, 1046 pages en édition de poche (il m'a fallu un mois pour en venir à bout) et c'est à ce niveau que s'exprime ma principale réserve: même si les thèmes traités et l'intrigue (l'histoire d'une famille durant une cinquantaine d'années) demandent assurément de l'espace pour se déployer pleinement, l'auteur aurait peut-être gagné à ramasser un tout petit peu son oeuvre. Les deux premiers tiers du livre semblent en effet progresser sur un rythme vraiment lent, un peu encombré de dizaines voire de centaines de descriptions musicales qui l'alourdissent quelque peu. le fond historique décrit avec minutie est lui-même tellement dense que son intégration dans le bouquin génère une sorte de sentiment de distance vis-à-vis des personnages principaux qui met un temps assez long à se dissiper. Et, bien sûr, le fait que l'ouvrage ne soit pas chronologique n'aide pas à l'affaire. Néanmoins on sent qu'on "doit" s'y accrocher et, venu le dernier tiers de l'ouvrage (que j'ai lu à toute vitesse), on en est mille fois récompensé.
Que dire, ce livre est un chef-d'oeuvre et quand on constate son caractère relativement confidentiel par rapport à la passable mièvrerie de
Kathryn Stockett ("
La couleur des sentiments", un best-seller qui a fait de son auteure une millionnaire du jour au lendemain alors que celle-ci ne fit que recycler le fruit d'une oeuvre universitaire - et une seule - préalablement parue), on se dit que le monde est décidément mal fait. J'ai vécu aux USA et je connais donc un peu la thèmatique de la lutte pour les droits civiques mais là j'ai réalisé que je n'y connaissais en réalité pas grand-chose (le chapitre sur Emmett Till, notamment, ne vous laissera pas indemne, je me souviens de l'avoir lu tard le soir et de ne pas en avoir dormi de la nuit). Si vous ne deviez lire qu'un seul livre - toute catégories confondues - sur ce sujet, je vous conseille ce bouquin.
L'intrigue commence en 1939 sur l'immense Mall de Washington, à l'occasion d'un concert de la célèbre contralto Marian Anderson: David Strom, un physicien juif ayant fui l'Allemagne nazie, rencontre Delia Daley, une jeune chanteuse d'opéra en herbe noire. A l'époque les histoires d'amour mixtes sont carrément interdites et réprimées pénalement dans une bonne part des Etats de l'Union (il faudra attendre 1967 pour que la Cour suprême des Etats-Unis déclare ces législations comme anti-constitutionnelles) mais pourtant, selon un dicton récurrent dans le livre, l'oiseau tombera amoureux du poisson, rapprochés par la musique dont ils sont fous tous les deux, et une rencontre avec un mystérieux petit garçon dont on ne comprendra le "sens" que dans les toutes dernières pages de l'ouvrage.
Delia et David se marièrent et eurent trois enfants qu'ils décidèrent d'élever comme si le problème racial n'existait pas aux Etats-Unis, persuadés d'une inexorable évolution vers une Amérique métissée où le "problème" disparaîtrait de lui-même. Leurs deux aînés, Jonah et Joseph ("JoJo") furent poussés à faire des études de musique classique, Jonah allait devenir un chanteur d'opéra et de lieder célèbre tandis que son pianiste de frère,la "vieille" âme et l'enfant du milieu qui demeurera sa vie entière dévoué à son frère et à sa soeur, le suivra comme son ombre dans son évolution. Ruth, la petite soeur, née un peu plus tard, assistera à la disparition de leur mère dans un incendie dans des circonstances suspectes et, très tôt conscientisée au traitement réservé aux noirs dans son pays, deviendra une militante des droits civiques, mariée à un black panther avec qui elle vivra dans la clandestinité durant un certain temps. Bien entendu les tensions entre les deux frères - perpétuant un art et une musique essentiellement "blancs" - et la soeur seront récurrentes et c'est à Joseph qu'il reviendra de les apaiser et il lui faudra bien des années pour y arriver.
La structure non chronologique du livre illustre l'une des théories du père, le physicien David Strom. Pour lui le temps est à la fois relatif (il n'est pas le même selon la vitesse à laquelle on se déplace) et il "est", sans passé ni futur en telle sorte que celui-ci effectuerait des sortes de boucles étranges et - comme j'y faisais allusion plus haut - ce sont les dernières pages du livre qui donnent à cette thèse sa pleine mesure poétique. Ce temps en boucle est là aussi pour contrecarrer l'idée d'un "progrès" linéaire. Ainsi au début de la lutte des droits civiques les noirs recherchaient l'égalité dans une société métissée. Les années de luttes, de crimes, d'émeutes, de victoires formelles mais d'une ségrégation demeurée malgré tout vive dans les faits amenèrent le mouvement à se revendiquer ensuite du slogan "séparés mais égaux". Quel constat d'échec où l'on voit les victimes d'une ségrégation la réclamer désormais pour elles, glorifiant au passage un communautarisme dont on connaît les effets désastreux sur l'histoire de l'humanité.
Comme je le disais plus haut le dernier tiers du livre est de toute beauté et justifie à lui seul mille fois sa lecture, d'autant plus que l'auteur s'attache à décrire les pérégrinations des deux frères en Europe des années 70 à 80 avec une très grande justesse (connaissant moi-même le milieu de la musique à cette époque). L'auteur situe le point d'ancrage de nos deux héros en Belgique alors que, effectivement et c'est bien sûr largement ignoré en France, la Belgique était à l'époque la terre d'accueil de nombre de musiciens, y-compris américains. On devine la profondeur de la culture et le cosmopolitisme de l'auteur...
Les deux autres tiers du livre sont un peu plus cahotants du fait de ces sauts incessants dans les replis du temps que l'on ne peut s'empêcher de trouver quelque peu irritants au départ. Et puis, au fur et à mesure que l'on progresse dans la lecture, on comprend que c'était effectivement la seule manière d'écrire cette oeuvre magnifique.