Je me souviens de ma première lecture. J'avais trouvé ce pauvre Des Grieux bien naïf et sa complainte amoureuse m'était devenue très vite assez insupportable surtout qu'elle semblait être toujours la même à cause de la structure cyclique du roman (et surtout parce qu'il ne semble pas apprendre de ses erreurs, se retrouvant régulièrement sans argent, par négligence, perdant ainsi Manon puis la retrouvant et semblant alors oublier toute sa rancoeur). Des Grieux avait vraiment à mes yeux les attributs du minable qui ne se rend même pas compte qu'il est responsable de son malheur et qui rejette la faute sur le destin ou sur Manon. Cette culpabilisation constante de Manon devenait très vite insoutenable et relançait mon indignation. J'avais le sentiment que Manon faisait bien d'abandonner cet homme et qu'elle faisait bien plus preuve de bon sens que lui. J'étais presque indignée qu'elle revienne à lui, avec cette phrase qui me trottait en tête : « mais que peut-elle bien lui trouver ? » Je n'étais pas du tout sensible au sublime de leur amour ni à l'horreur de leurs dévoires. Peut-être était-ce dû au contexte de lecture : je l'ai lu pour la première fois entre l'épreuve écrite et l'épreuve orale de l'agrégation, ayant entendu qu'un jury considérait qu'il était inadmissible de passer ce concours sans avoir lu
Manon Lescaut. Peut-être pas la meilleure raison pour le lire : le roman était alors pour moi empreint de l'élitisme nauséabond de certaines institutions. Une part de moi pensait : c'est donc ça pour eux la sophistication de la littérature française ? Entrait peut-être un peu de rejet et de mauvaise foi dans mon jugement. En tout cas, j'étais passée à côté du propos du roman.
L'oeuvre réapparaît dans mon horizon quand elle se voit inscrite au programme du bac de français et que je dois alors choisir une oeuvre pour les élèves. Ma première réaction fut évidemment de proclamer que je n'étudierais jamais cette oeuvre avec eux. le souvenir de mon dégoût était encore trop fort. Cependant des trois oeuvres proposées, elle semblait être la plus accessible (cela en dit long sur les choix des oeuvres au programme mais passons). Il me fallut donc la relire et même l'étudier en profondeur. Et comme bien souvent, quand j'entre plus avant dans les profondeurs d'un texte, j'en ressors des petits trésors qui me font prendre plaisir à un livre autrefois mal aimé. Parce qu'il suffit de changer un peu de perspective pour surmonter les dégoûts. Si l'on regarde bien la forme, et notamment l'enchâssement du récit de Des Grieux dans un récit cadre, on comprend qu'il raconte ses déboires à un ancien bienfaiteur mais surtout il raconte après avoir vécu cette période tourmentée, à un moment où il est revenue dans les rangs et dans le parti de l'ordre. Son récit participe donc à sa réintégration dans le monde et devient alors une entreprise d'autojustification qui doit lui permettre de passer pour une victime (du destin, du charme ensorcelant de la femme, de la naïveté de la jeunesse si pure) pour garder intact sa réputation. Son discours devient alors un objet qu'il convient de scruter sous tous les angles car pas un seul mot, pas un seul événement raconté, n'est innocent. Après tout, on se rend compte bien vite que nous n'avons accès qu'à son point de vue, évidemment très partiel et comme on l'a compris loin d'être impartial. On le voit rien que dans l'ambiguïté du personnage de Manon, alternativement décrite comme l'objet le plus tendre puis comme le fruit du démon. Et effectivement, Manon n'est qu'un objet : une manière de justifier ses actions à lui, une manière même pour lui de se faire passer pour un héros de l'amour, prêt à la suivre jusqu'au bout du monde. Jamais nous n'avons accès à l'intériorité de Manon, mais pire que ça, même ses paroles, ses lettres, sont rapportées par Des Grieux qui ne cache qu'il restitue ce dont il se souvient, ce qu'il a cru comprendre, ce qui l'arrange finalement.
Si l'on prend un peu de hauteur, si on essaye de reconstituer la parole perdue de Manon, si on essaye de se mettre à sa place, ce que le récit ne nous propose jamais, Des Grieux préférant nous donner l'image d'une créature mystérieuse dont on ne peut pas comprendre les intentions véritables, on se rend compte que ce qui en jeu c'est un rapport de classe. Si Des Grieux ne comprend pas Manon, c'est qu'il ne voit pas le monde comme elle : il peut croire à l'amour absolu qui dépasse les questions basses et obscènes de l'argent parce qu'il ne prend jamais de réels risques, il a des amis fortunés et il peut réintégrer son milieu quand il veut et ne plus souffrir du besoin. Manon par contre n e vient pas d'un milieu qui peut la protéger et son frère a plus prévu de se servir d'elle que de l'aider. Manon n'est pas vénale, elle est lucide sur sa situation. le seul crime de Manon, si c'en est un, c'est de vouloir s'élever de sa condition. Peut-être qu'effectivement elle ne l'aime pas vraiment au début du roman, peut-être ne voit-elle qu'une solution pour échapper au couvent. Mais peut-on vraiment lui en vouloir ? Voilà tout ce qu'on lui propose en dehors de l'amour : la prison ou la prostitution (sous plusieurs formes). Manon passe alors de l'image d'une fille légère en apparence à celle d'une femme lucide et entreprenante. Les sentiments envers elle continuent à être ambigus chez le lecteur parce qu'elle-même continue à l'être car sa situation ne lui permet pas le luxe de la sincérité. Et pourtant, je ne peux m'empêcher de croire qu'elle l'aime vraiment mais qu'elle n'est pas prête à lui sacrifier la chose que tous veulent lui prendre, sa liberté.
Comme quoi, il y avait beaucoup plus qu'une simple complainte amoureuse dans ce roman, quand on en trouve la clef.