A la recherche du temps perdu, mémoires de nos vies
Il faut peut-être que le lecteur ait lui-même basculé sur l'autre versant de sa vie pour comprendre et apprécier pleinement l'effort fébrile, haletant et héroïque de
Marcel PROUST (1871-1922) reclus « dans ses antres aux murs de liège » et luttant contre la maladie et la mort - authentique sacerdoce, il a quarante-deux ans, il lui en restera neuf à vivre - acharné à ressusciter par l'écriture dans du Côté de chez Swann (14 novembre 1913), jusque dans ses plus infimes détails, le temps passé lové dans les replis de sa mémoire.
Oeuvre à double facette, confessions personnelles et roman de facture classique, mêlant d'éblouissantes variations d'anthologie à des digressions et introspections alanguies, à perdre le fil, qu'on voudrait par moments élaguer pour courir à l'essentiel. Mais pour
Marcel Proust l'essentiel et l'urgence ce sont justement ces re-créations, ces plongées dans le fleuve du temps pour sauver tout un monde disparu, paysages, personnages et êtres aimés. avec leurs préjugés, ridicules et passions - humains, trop humains - ces minuscules évènements de leur vie, observés avec la délicate acuité parfois féroce de son regard, celui de sa grand-mère, « Il n'y avait d'ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiser de ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu'elle chérissait sans les caresser passionnément du regard. ».
Passage, dans sa première partie à la première personne, de l'étroit souvenir de sa chambre d'enfant et de la maison familiale de Combray , à une vision soudain dilatée en un panoramique de la cité entière - saisie dans la quasi immobilité d'habitudes routinières - par la magie ressurgie d'une petite madeleine trempé dans une tasse de thé, célébrissime révélation : « Arrivera-t-il jusqu'à la surface de ma claire conscience, ce souvenir, l'instant ancien que l'attraction d'un instant identique est venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ?... »
Jusqu'au gros plan se focalisant sur Charles SWANN - dandy fortuné, amateur d'art et de femmes, fréquentant les plus grandes familles de l'aristocratie parisienne (voir ci-après le tableau de
James Tissot) - dont
Proust va disséquer en une très (trop) minutieuse analyse les mondanités oisives, tourments amoureux et venins de la jalousie pour Odette de Crécy, demi-mondaine entretenue qu'il finira par épouser, bravant ainsi les préjugés de classe sur une mésalliance « un mariage tout à fait déplacé » qui lui fermeront les portes de la bourgeoisie de Combray. Avec en fond de décor, la description au vitriol de la galerie du « petit clan des fidèles » du salon des Verdurin, « avec ses ridicules, sa sottise, son ignominie ».
La préciosité méticuleuse de la dentelle des détails aux fulgurances de style (mais dont les arabesques peuvent agacer) s'explique par l'obsession maniaque de
Marcel PROUST de perpétuer, par ses phrases-univers, les pépites du XIXe siècle finissant de son enfance et de l'avant-guerre de son âge d'adulte, n'existant, vivaces, que dans sa seule mémoire et qui sans le don d'écriture disparaîtraient avec lui. Ses personnages " percent l'ombre noire " de l'oubli, reprennent chair et vigueur par la puissance de ses Mots et désormais ressuscités réinterprètent, à chacune de nos patientes lectures, les scènes du théâtre de leur passé.