On entre dans la "Recherche" comme dans un espace temps flottant indéfini, entre rêve et réalité, au moment où le narrateur adulte s'éveille et tente de retenir les bribes d'un souvenir d'enfance qui affleurent à sa conscience. On perçoit assez rapidement que cette scène inaugurale et fondatrice se révèle représentative de l'ensemble de la construction kaléidoscopique de l'oeuvre qui fusionne dans un même espace mental les éléments concrets et naturalistes appartenant au passé qui ressurgit et ce que l'imaginaire, nourri d'influences littéraires ou artistiques, reconstruit, transforme, déplace... La description d'une église bien réelle incorpore par exemple les caractéristiques architecturales appartenant à d'autres lieux visités par le narrateur ou découverts à travers ses lectures. de la même façon ce narrateur qui pourrait être
Proust lui-même est également un autre qui aurait une pensée distincte. Et cet autre se subdivisant aussi en autant d'états de conscience correspondant aux différents moments ou âges de son existence. le point de vue peut enfin se déplacer et le narrateur peut s'effacer en partie pour que le récit se recentre sur un personnage comme dans Un amour de Swann.
Le récit apparait donc comme une sorte de libre association psychanalytique où le flottement de cette pensée digressive ne serait cependant pas dicté par des lois inconscientes plus ou moins anarchiques mais suivrait un cheminement voulu et construit rigoureusement par l'auteur. Certaines scènes ou personnages n'étant qu'effleurés et ne devant trouver un écho qu'un peu plus tard.
Et pour parvenir à donner une cohésion à l'ensemble de cet édifice tentaculaire et complexe, qui est vraiment une sorte de cathédrale du souvenir, il a dès l'introduction doté le récit d'un noyau central, un coeur émotionnel, en même temps qu'il m'a semblé définir deux axes symboliques principaux:
Ce coeur correspond à ce souvenir douloureux qui surgit avant même que tout ce qui tourne autour ne se révèle plus nettement dans la fabuleuse séquence du thé et de la madeleine. Il est l'évocation d'une souffrance causée par la découverte de l'impermanence des choses et de l'impossible harmonie que permettrait la tendresse fusionnelle d'une mère venue embrasser son enfant au coucher. Baiser tant attendu mais tant redouté car déjà trop tôt achevé à peine a-t-il été donné. le narrateur nous dit:
« Mais depuis peu de temps, je recommence à très bien percevoir si je prête l'oreille, les sanglots que j'eus la force de contenir devant mon père et qui n'éclatèrent que quand je me trouvai seul avec maman. En réalité ils n'ont jamais cessé; et c'est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi que je les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent si bien les bruits de la ville pendant le jour qu'on les croirait arrêtées mais qui se remettent à sonner dans le silence du soir. »
Le premier axe important, et vertical, est celui qui relie par un escalier l'agitation et la vie mondaine du rez-de-chaussée de la maison d'enfance à la solitude et la contemplation intérieure des chambres de l'étage, celle du narrateur enfant et celle de Tante Léonie qui renonce peu à peu à tout depuis la mort de son bien aimé mari. de fait le récit alternera satire sociale et réflexions solitaires sur l'art, la musique, la littérature, la philosophie...
Le second axe horizontal est ce couloir de la maison qui conduit d'un côté vers la maison de Swann avec ses haies d'aubépines et de l'autre vers le château des Guermantes et sa rivière la Vivonne. Autant d'ouvertures pour cet enfant vers des espaces d'initiation à l'art, aux premiers émois amoureux, à la beauté de la nature, à l'hypocrisie sociale, à la découverte de l'homosexualité également (séquence saphique entre Mlle Vinteuil et son amie surprises à travers une fenêtre ouverte).
L'ensemble de cette première partie est un enchantement à la fois extrêmement raffiné, souvent très drôle (le portrait de l'ami Bloch, le ridicule de Legrandin qui tente de séduire les "grands" du côté de Guermantes en feignant d'ignorer ses propres connaissances devenues trop vulgaires, les affrontements du personnel de maison dirigée par la formidable et fidèle Françoise parfois odieuse...). On découvre tout un monde d'une grande richesse à la fois descriptive, psychologique, émotionnelle.
Et il y a ce style unique, ces longues phrases superbes qu'il faut parfois lire 2 ou 3 fois pour ne pas perdre le fil. Elles ne sont jamais pesantes mais au contraire aériennes, sinueuses comme la mémoire, obsessionnelles comme motivées par la nécessité de ne rien oublier du moindre détail susceptible d'éclairer une scène, une émotion, une anecdote. Il peut décrire pendant 2 pages des nymphéas sur la Vivonne, une haie d'aubépines qui conduit au premier émoi amoureux, les mécanismes de la pensée et du décalage inconciliable entre la vérité du souvenir et l'image intérieure qui la reconstruit. C'est sublime.