le narrateur se trouve une fois de plus entraîné dans divers dîners et salons que ce soit à Paris, chez les Guermantes ou à Balbec chez les Verdurin ou les Cambremer. Cette façon de couper en deux les lieux et les salons, d'alterner les soirées, participe parfaitement au propos de la narration car bien sûr le roman, ou plutôt, la nouvelle et le roman qui n'en font qu'un, a pour thème central l'homosexualité de Sodome (hommes) incarnée par le baron de Charlus et Gomorrhéenne (femmes) représentée plutôt par Albertine. Les allusions et la scène de voyeurisme dans "
Du côté de chez Swann" qui implique Albertine et Mlle Vinteuil prennent ici tout leur sens, ou plutôt, complète le tableau sur les «invertis»que le narrateur n'avait fait qu'esquisser dans la naïveté de sa jeunesse.
le premier texte s'ouvre sur une scène de sodomie assez crue entre Charlus, décrit comme un gros pigeon roucoulant, et le giletier Jupien. Cette scène trouve bien sûr son pendant lors de la séance de lesbianisme entre Mlle Vinteuil et son amie (chez son père où elle crache sur son portrait et au casino avec une cousine de Bloch). le narrateur décrit par le menu toute cette catégorie « d'invertis » qu'il connaît faisant de nombreuses allusions à la nature (fleurs, bourdons…).
Dans la deuxième partie divisée en 4 chapitres inégaux, dont le premier commence à Paris pour finir à Balbec - ainsi que les chapitres 3 et 4 dans lequel le narrateur prend une décision sur son aventure avec Albertine- avec tous les souvenirs que le narrateur y a laissés car la dernière fois il était en compagnie de sa grand-mère. Balbec est l'occasion de fréquenter à nouveau les Verdurin dans la maison qu'ils louent aux Cambremer, la Raspalière. C'est le carrefour des rencontres et des discussions, entre Charlus et le musicien soldat et néanmoins son « protégé », Morel, fils de l'ancien valet de chambre de l'oncle du narrateur -ce même oncle chez qui il allait enfant et chez qui il croisait des cocottes - et des habitués: le docteur Cottard, le chirurgien Brichot féru d'étymologie des noms de pays et des villages environnant Balbec comme on continue de gloser sur les grandes familles nobles et leur généalogie accentuant ainsi la différence entre la valeur des Guermantes et le peu des Cambremer (que Charlus va jusqu'à nommer «les Cambremerde». C'est ce continuel mouvement de balancier qui fait en grande partie l'unité de l'ouvrage. S'il ne s'y passe pas grand-chose à l'extérieur et que ces soirées mondaines paraissent répétitives, ce sont surtout les impressions, les marques qu'elles laissent sur le narrateur et les protagonistes qui importent ainsi que les échos que ces scènes suscitent, toujours dans l'esprit d'une dilatation plus ou moins perceptible du Temps.
Jean Milly, dans le
Magazine Littéraire consacré à
Proust, évoque la
jalousie maladive de l'auteur développée dans la Recherche. On la trouve ici partout:
jalousie des Cambremer vis-à-vis des Guermantes, de Charlus envers Morel, et bien sûr du narrateur pour son Albertine,
jalousie rétrospective de ses jeux sensuels avec Mlle Vinteuil, son amie ou Andrée qui engendre cette peur et cette surveillance constante: pendant un arrêt important, il a peur de la laisser seule un instant dans le train avec
Saint-Loup et refuse d'aller saluer le père de Bloch, quitte à se brouiller avec son ami et se rajouter des états d'âme, encore en balancement entre l'impossibilité d'avouer cette
jalousie pour expliquer son attitude à son ami qui le prend pour un snob et le risque de paraître impoli.
le narrateur, donc, bercé par le petit train «d'intérêt local» qui le mène presque chaque soir chez les Verdurin, ne cherche qu'à parfaire ses relations amoureuses et complexes en lui-même qu'il entretient avec Albertine. Il nage dans «
les intermittences du coeur», sous-titre donné à la dernière partie du premier chapitre du roman "Sodome et Gomorrhe II". Comme des stations de chemin de croix, chaque arrêt de l'omnibus, selon les invités qui montent ou qui descendent, provoque une évocation plus moins longue des relations qu'il entretient avec eux ou des considérations sur leurs moeurs, leurs habitudes, leur conversation, leurs défauts ou encore leur place dans le monde dans tel ou tel salon. C'est toute une humanité qu'on croise dans le soir tombant, toujours décrit en esthète par le narrateur ou plutôt par le talent de l'écrivain. Car
Proust a l'art de transformer tout ce qui aurait pu devenir cliché (la mer, le soleil couchant) en joyau littéraire. Voyons plutôt:
« …tandis que montant doucement, la mer à chaque déferlement de lame recouvrait complètement de coulées de cristal la mélodie dont les phrases apparaissaient séparées les unes des autres, comme ces anges luthiers qui, au faîte de la cathédrale italienne, s'élèvent entre les crêtes de porphyre bleu et de jaspe écumant. » (Ed. Gallimard « Quarto » p.1345)
Ou encore :
« En pensant à tous les paysages indifférents qui allaient s'illuminer et qui la veille encore ne m'eussent rempli que du désir de les visiter, je ne pus retenir un sanglot quand, dans un geste d'offertoire mécaniquement accompli et qui me parut symboliser le sanglant sacrifice que j'allais avoir à faire de toute joie, chaque matin, jusqu'à la fin de ma vie, renouvellement solennellement célébré à chaque aurore de mon chagrin quotidien et du sang de ma plaie, l'oeuf d'or du soleil, comme propulsé par la rupture d'équilibre qu'amènerait au moment de la coagulation un changement de densité, barbelé de flammes comme dans les tableaux, creva d'un bond le rideau derrière lequel on le sentait depuis un moment frémissant et prêt à entrer en scène et s'élancer, et dont il effaça sous des flots de lumière la pourpre mystérieuse et figée. » (1603)
Développant ainsi ce vers de
Baudelaire: «Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.»
C'est pour ces visions, cette ambiance, ce tourbillon infini de la phrase où l'on se perd avec délice, ces conversations où chaque expression, chaque mot, allusion ou silence sont analysés au scalpel des sentiments humains, exacerbés par la sensibilité palpable du narrateur chirurgien de l'âme que la lecture de
Proust devient un effort payant et se fait le miroir de nos propres introspections.