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Citations sur Qui se souvient des hommes... (20)

Dieu qui voit l'île du haut du ciel sait que le moment approche. Son regard transperce les nuées, puis les nuages noirs et furieux poussés par un vent de tempête, les voiles opaques de neige et de grêle qui ensevelissent tout ce canton de la terre. Il est trois heures de l'après-midi. La nuit va tomber. Un petit canot se glisse avec peine au plus profond d'un long canal aux parois verticales et glacées. A son bord un homme seul, presque nu, le visage ruisselant, courbé sur le banc de nage, les poings aux avirons. Il n'y a pas une autre âme vivante à des dizaines de lieues à la ronde.
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Car il faut bien comprendre ce qu’ils ressentent, l’ampleur de leur déséquilibre psychique face à ces apparitions d’outre-monde. Les Kaweskars ne se connaissent pas de dieux. Ayayema, Kawtcho, Mwono, les puissances de l’épouvante, créent la mort, et non la vie. La vie n’a pas été créée. Elle est. Il n’y a pas eu de Créateur. Celui-ci ne saurait donc s’incarner sous quelque forme vivante, ou humaine, que ce soit. L’au-delà ? Un désert, d’où rien ne peut surgir. Devant l’écrasante supériorité de ceux qui viennent et qui sont créatures humaines – en l’absence de tout recours divin –, devant l’ensemble de prodiges qui accompagnent la navigation de ces canots géants dans le détroit, ils mesurent d’un coup leur faiblesse. Leur inanité. Leur néant. Leur solitude. Leur tragique infériorité. Jusqu’à ce jour, ils n’en avaient pas conscience. Ils étaient leur unique référence. C’est aujourd’hui qu’ils les découvrent, dès l’instant où ils ne sont plus seuls sur cette terre. D’autres sont venus. En même temps, un infranchissable fossé s’est creusé, qui ira sans cesse s’élargissant. D’un côté ceux qui peuvent tout, qui sont mouvement, changement, jamais semblables, toujours nouveaux. De l’autre ceux qui ne sont rien, passé et avenir confondus dans la même immobilité, mais dévorés de curiosité, avec une volonté désespérée de comparer, une attirance irraisonnée mêlée de peur et d’envie, quelquefois jusqu’à l’affrontement. Ils ne se rejoindront jamais. Chaque fois que cela deviendra possible, ou sur le point de se réaliser, alors les Kaweskars fuiront. Pour oublier leur solitude en se retrouvant seuls. Laissant derrière eux des statues de sel, morts-vivants foudroyés de s’être retournés et d’avoir contemplé les autres…
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Il faut plus que de la chance pour franchir le détroit de Magellan. Toutes les règles de la nature y sont violées en même temps. La marée monte et descend trois fois dans une matinée, libérant des courants violents qui s’opposent et engendrent des vagues énormes et courtes s’abattant sur le pont des navires comme des cognées de bûcheron. Des vents fous se précipitent à la rencontre les uns des autres, puis s’ordonnent en une ronde infernale creusant un entonnoir dans la mer où tout ce qui flotte encore est aspiré inexorablement au fond. D’autres dévalent des montagnes avec des grondements de fin du monde, oiseaux de proie démesurés lâchés sur les ponts dévastés dans un fracas de mâts brisés : ce sont les williwas, les maléfices redoutables de Mwono. La nuit tombe à midi, à deux heures, à trois heures. Les navires deviennent aveugles vingt fois en une journée, sous des nuages de grêle et de neige. Avec la pluie descend le brouillard, poisseux, glacé, déluge opaque qui se nourrit de toutes les décompositions des forêts. Des blocs énormes se détachent des glaciers, produisant des vagues monstrueuses qui s’avancent comme le mascaret. Et rien, rien d’autre autour de soi, durant des centaines de milles, que ce même paysage de forêts trempées, de rocs luisants, de montagnes inaccessibles et couvertes de neige.
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Dieu… L’ébauche de dictionnaire du révérend Watkin est ouverte à la lettre D. Son travail piétine. La page est blanche. Comment pourrait-il parler de Dieu aux sauvages, à ses futures brebis du détroit, s’il n’existe pas de nom pour cela ? Aucun mot pêcherais pour dire Dieu ! Pas plus que pour dire âme, d’ailleurs, ou encore le bien et le mal, le sacrifice, la charité, la bonté, le respect, l’esprit d’humilité, pas le moindre vocable religieux, rien qui exprimât quelque notion de morale. Une langue muette sur les sentiments. Et l’amour ? Elle ne comprenait pas ce mot-là. Il y était revenu plusieurs fois. Comment disait-on l’amour en pêcherais ? Un homme, une femme… Il avait dû préciser, à la limite de la décence permise à un pasteur de la Patagonian Missionary Society. « Ah oui, avait-elle répondu, on dit : Tsohak Tyako, ouvrir les cuisses », et il avait rougi jusqu’à la racine des cheveux, appelant au secours de cette enfant simple la miséricorde de Dieu…
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Ciudad del rey Felipe, c’est son nom. La cité du roi Philippe… Recroquevillés à l’intérieur des cabanes, cinquante colons découragés qui ne quittent plus leurs grabats. Un fort fait de fascines avec trente soldats et six canons de fer pointés sur le détroit. Quelques chiens. Pour les naufragés de Nombre de Jesus, l’espérance… Lorsque tout est perdu, il n’y a plus de salut que dans le mouvement. Cela ne peut être pire ailleurs, puis l’on croit que cela peut être mieux, et l’imagination prend le relais. Toujours l’autre côté des choses…
C’est l’hiver. La longue nuit. Gouverneur du néant, vice-roi des confins inhumains, le nouveau capitaine général, Viedma, abandonne sa capitale et se met en route à pied vers la seconde de ses villes, par les grèves ou par la forêt coupée de précipices et de glaciers. Le suit qui peut, comme il peut. On ne relève pas ceux qui tombent. Les cadavres jalonnent la route. L’étendard or et rouge du roi changera cent fois de mains, transmis de celles d’un mort à celles d’un mourant. Dix survivants au terme de ce calvaire, accueillis par une garnison de fantômes. Une double espérance trahie : les uns croyaient voir arriver du secours, les autres croyaient en trouver. Le commandant de la ville n’a plus que la peau sur les os. Ses yeux luisent comme ceux d’un fou.
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Le visionnaire méthodique de notre globe rond et achevé, son concepteur illuminé, est un Juif allemand converti de Nuremberg, un rat de bibliothèque fulgurant d’intuition qui s’appelle Martin Behaïm.
(…)
Le poids de la religion chrétienne freine la science encore balbutiante et terrorise les esprits les plus aérés de ce temps, cent ans avant la naissance de Galilée que le tribunal de l’Inquisition condamnera, dix ans avant celle de Copernic qui ne publiera ses théories que quelques jours avant sa mort par crainte des foudres pontificales et de menaces physiques sur sa personne. Mais Behaïm, juif converti, n’est plus juif et pas plus chrétien. Le poids des Écritures ne l’arrête plus. Il ne se connaît pas d’autre loi que la rigueur de son intelligence. Attitude inconcevable et dangereuse. C’est pourquoi il fait preuve d’une prudence immense, protège l’accès de sa maison par un invisible rempart d’épreuves initiatiques à franchir et ne se livre peu à peu et rarement qu’à proportion du degré de conception et de complicité scientifiques qu’il découvre chez eux qu’il a accepté de recevoir.
(…)
Un pinceau fin à la main, Behaïm ajoute lui-même à petites touches précises, sur le premier de tous les globes terrestres qui ait jamais été conçu, la figuration dessinée de renseignements qu’il tient désormais pour certains. Le cap où finit cette terre où nul n’a encore débarqué, il ne lui donne pas de nom mais le trace de telle façon, haché de traits et de ronds évoquant la pluie et la neige, que Magellan ne s’y trompera pas. Puis il pense à la force agressive du courant qui lui a été décrite plusieurs fois, à la violence du flot au pied de ce cap qui ne s’explique véritablement que s’il faisait irruption d’un goulet, d’un détroit, d’un passage communiquant avec une autre masse d’eau libre pesant à l’ouest de tout son formidable poids. Alors il dessine une île, au sud et face au cap. Ce n’est plus tout à fait une vision, comme chez Enrique le Navigateur prophétisant la Terre de Feu, à peine encore une hypothèse. Cette terre, nul ne l’a jamais vue. Nul n’en a soupçonné la présence. On ne lui en a jamais parlé. Le cap, oui. Cette île, non. Mais c’est l’ultime pièce du puzzle et il sait qu’elle doit se placer là, comme un pilier de cathédrale, parce que l’architecture du globe ne peut se concevoir autrement. Il ne l’invente pas. Il lui suffit de fermer les yeux et de se plonger dans ses pensées pour que cette île, justement, saute aux yeux. Puis il calligraphie trente lettres en gothique environnées de traits pointus figurant des vagues écumantes et qui se perdent dans le pointillé de la Terra incognita : PASSAGE VERS LA GRANDE MER DE L’OUEST. Enfin, selon l’admirable romantisme de ce temps qui ne peut se passer d’images naïves, au milieu de queues de baleine surgissant de l’océan déchaîné, de phoques dressés sur des rochers comme des animaux héraldiques, il dessine à l’entrée du détroit un minuscule canot monté par des sauvages nus dont le chef ressemble à Lafko.
(...)
Puis il se recule et juge son œuvre. C’est vraiment l’œuvre de sa vie. Dans le cabinet secret attenant à sa bibliothèque, éclairée par des chandeliers qui en projetant l’ombre sur les murs, trône la sphère fabuleuse, monuentale, représentation interdite de ce monde, le pôle Nord atteignant le plafond et l’équateur cerné d’une galerie où l’on accède par une échelle. Une merveille d’ébénisterie tendue de parchemin sur lequel il n’est pas un détail de la géographie du globe que Behaïm n’ait recoupé plusieurs fois, de la bouche de plusieurs capitaines, avant de l’y faire figurer lui-même à la pointe de son pinceau. Personne n’entre jamais dans cette pièce, à l’exception du maître des lieux et de ceux des plus grands capitaines qu’il juge dignes de la révélation.
(…)
Lorsque Vasco de Gama, après Cam et Dias, dévale les degré de latitude le long de la côte d’Afrique jusqu’au cap de Bonne-Espérance qu’il se décide enfin à doubler pour cingler vers les Moluques en dépit des supplications de son équipage terrifié, il n’y montre que peu de mérite, seulement celui de l’endurance. Il savait. Sa route lui avait été tout entière tracée par Behaïm, à Nuremberg. Lorsque Christophe Colomb, affrontant la révolte de ses marins, leur jure qu’après un nombre de jours donné une terre surgira de l’horizon, cette terre, il l’avait déjà vue, à sa position presque exacte, sur le globe de Nuremberg. Quand enfin elle lui apparaîtra, il en sera soulagé, certes, mais étonné, non pas. Lui aussi savait.
Il n’y a pas eu de grands découvreurs, seulement des marins courageux, avisés. Ou plutôt il n’y en a eu qu’un : Behaïm.
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Le bonheur est un mot qui n’existe pas dans la langue des Alakalufs, ni aucun vocable similaire. On a faim ou l’on est rassasié, on est malade ou bien portant, on a chaud ou on a froid, on se serre les uns contre les autres sous la peau de phoque, dans la hutte, et de cette chaleur animale de la chair naît une sorte d’apaisement de l’âme qu’on partage sans l’exprimer. Mais le bonheur ? On rit quelquefois, on chante, mais comme cela ne dure jamais et se paye ensuite chèrement, les Alakalufs ne l’ont pas défini par un mot. En revanche ils en ont cent pour exprimer l’angoisse. L’angoisse devant la faim, la nuit, la tempête, la maladie, les williwas, l’orage, la mort et la vie, la solitude, la conscience de se compter si peu et de voir d’année en année ce nombre encore diminuer…
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Kaweskars : les Hommes.
Avant le temps des étrangers, qui les appelèrent Alakalufs, ou bien encore Pêcherais, ils ne se connaissaient pas d’autre nom. Pendant des milliers d’années, seuls ils avaient vécu au sein de ce labyrinthe liquide, ne se concevant pas de semblables au-delà des îles et des chenaux multipliés à l’infini. Au levant, au couchant, au midi, trois océans furieux. Au-dessus de leurs têtes, un ciel toujours noir et bas et un réseau de vents cruels. Ils n’avaient pas d’autre conscience du monde. Au-delà d’une portée de fronde, la terre ferme ne leur était pas propice, gardée par des esprits malfaisants. La montagne les terrifiait. L’eau seule était leur élément. Ils allaient d’île en île, de grève en grève, se bornant religieusement aux limites étroites du rivage lorsque leurs pieds touchaient le sol. Un canot pour se déplacer, des braises pour conserver le feu, des peaux de phoque pour dresser la hutte, c’était tout.
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Quand l'habitude sera prise d'échanger, puis de voler, puis de quémander, puis de mendier, enfin de ne subsister qu'en mendiant, leurs canots devenus des poubelles où tomberont, du pont des navires, des rebuts hétéroclites, leur destin sera scellé.
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Depuis une mince poignée de siècles, l’île s’appelle Santa Inès. Elle est couverte de glaciers qui se brisent et tombent à la mer dans un fracas de fin du monde. Des étendues spongieuses en défendent les abords. Ses contours sont incertains. Elle est traversée de chenaux qui se tordent entre les montagnes comme les tentacules d’une pieuvre. Ses forêts sont un univers liquide où les grands hêtres pourrissants forment une mousse monstrueuse qui a la couleur de la mort. Dieu le sait : il n’existe rien selon la vie sur cette île, mais tout selon la mort. L’homme au canot le sait aussi. Dans le langage de son peuple, depuis des milliers d’années, l’île porte un autre nom, le vrai. C’est Katwel, la Tueuse. Les étrangers ne s’y aventurent pas. Rapaces comme ils sont, qu’auraient-ils à y gagner ? Les dernières baleines passent au large et même les grands chiens de mer à fourrure évitent Katwel et ses rocs acérés qui sont des pièges mortels à travers les chenaux. Nul n’a jamais revu les navires des hommes blancs qui s’y étaient perdus. Katwel ne rend pas les naufragés et digère lentement leurs cadavres. Seulement, de loin en loin, a-t-elle accueilli d’autres canots et d’autres hommes qui se cachaient quand l’étranger portait malheur.
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