Cette nuit, on ne lit pas, on se parle doucement pour ne pas déranger les minutes qui passent. On les laisse filer avec respect, les dernières.
J'ai souvent pensé à la chaîne que forment les femmes quand elles donnent la vie, génération après génération, une naissance, puis une autre, une vie qui pousse l'autre.
Autant d'outils que de gestes, autant d'outils pour un instrument qui sera dans les mains d'un violoniste. Tout passe de main en main, d'imaginaire à imaginaire.
Je me plante devant les ascenseurs. Je voudrais descendre prendre l’air, mais je n’y arrive pas, je ne peux pas prendre le risque que tu meures sans moi.
Je découvrais brutalement que le meilleur comme le pire cohabitent en nous.
Nous essayons sans cesse de les séparer, collectivement ou individuellement, mais ce monstre à deux têtes n'a qu'un seul corps. Je suis ce monstre, tu es ce monstre, fait de beauté et de violence.
La joie soudain nous gagnait. On avait envie de crier, ça nous exaltait d'être là dans le renouveau de la nature avec le soleil qui pointait, et les poissons qui filaient, poursuivis par leurs reflets argentés. Je ne me lassais pas de les regarder. J'étais enfant, mais je percevais qu'il y avait là des moments de bonheur qui m'accompagneraient longtemps. Et tu vois, Félix, quand je suis écrasé par les ombres, la mienne surtout, celle de mon corps lourd, de mon corps qui flanche, de l'idiotie qui l' habite, de la mort que je fuis et qui me rattrape toujours, je les chasse en pensant au rire de mon père qui m'apprenait comment pêcher, et je retrouve un instant mes yeux d'enfant, éblouis par cette lumière. Alors, pour un peu, j'oublie les mots et les femmes, les soirées d'ivresse où mon sang se dilue dans l'alcool. Quand je retourne à la rivière, que je ferme les yeux et que je m'y plante, je recouvre l'insouciance qui m'a abandonné depuis si longtemps.
L'art se lie à la nature, à l'amour, à l'enfance, il s'y mêle parfois à s'y méprendre.
De vous voir tous les deux, dans cette chambre nuptiale, recroquevillés dans cet endroit étroit que vos corps n’auraient jamais dû investir, était bouleversant. Cette danse, vous la meniez jusqu’au bout de vos forces, attachés l’un à l’autre, respirant, soufflant de concert, attendant ma venue, pour qu’ensemble nous puissions relever ton corps lourd, le poser sur le lit afin qu’il se déploie dans votre espace amoureux.
Nous sommes partis de l'autre côté de la montagne. Frontière passée, j'ai oublié le berger, son troupeau et notre troupe d'enfants. Je n'avais plus de paysage rêvé.
"...Reste le passage à l'acte, s'ôter la vie, se la prendre, alors que c'est la seule qu'on ait, mais quand ton esprit et ton corps te lâchent, quand tu as l'impression que rien sauf toi-même ne peut te sortir du tunnel dans lequel tu es entré, où tu es prisonnier, alors tu y viens, et l'idée se fixe lentement, puis sûrement. Quand elle est soudain si fixe et que tu finis par t'en foutre de tout et des autres, tu as alors épuisé toutes tes possibilités de survie. "