Une vie de juif

Une vie ou plutôt six années dans l'existence de Edward Reicher, médecin polonais natif de Lodz, issu d'une famille juive prospère, qui survécut à la guerre et nous livre dans ses mémoires son quotidien à Lodz, dans un camp à Źyrardow, dans le ghetto de Litzmannstadt puis dans celui de Varsovie et enfin du côté aryen de la capitale où il tente tant bien que mal de survivre, soumis à l'arbitraire, aux descentes de la Gestapo, aux maitres-chanteurs polonais ou aux dénonciations.
La formation de Reicher, qui se spécialisa en dermatologie à Paris et à Vienne, lui sauva la vie à maintes reprises et lui permit de revenir sain et sauf de l'enfer avec sa femme et sa petite fille, jusqu'à ce que le pogrom de Kielce en 1946 qui s'abattit sur les rares survivants de la Shoah ne lui fasse quitter son pays natal.

D'abord annotés à la hâte dans un manuscrit qui fut détruit lors de l'insurrection du ghetto dont il fut le témoin direct - « Le jour mémorable du 19 avril 1943 était arrivé. L'insurrection du ghetto de Varsovie commença. » - il coucha de nouveau ses souvenirs en Allemagne où il vivait. Publiés après sa mort, ils nous offrent un récit brut, sans fioriture, sur ces années « hors-la-loi », où la survie tient du miracle. Une vie de juif ne s'embarrasse pas d'effets de style et se veut plutôt un témoignage sur le destin d'un homme en plein chaos, mais Edward Reicher était éduqué et cultivé, et il sait écrire, sans emphase.

On y croise Chaim Rumkowski, celui à propos duquel Primo Levi écrivit  « Ce n'est pas un monstre, et ce n'est pas non plus un homme ordinaire, cependant beaucoup, autour de nous, lui ressemblent » que Reicher soupçonnait de pédophilie, le pédiatre Janusz Korczak qui s'éloigna vers la déportation avec tous les enfants, Hermann Höfle, le SS-Sturmbannführer nommé en 1942 chef de l'état-major spécial de l'Aktion Reinhard, dont l'auteur dut soigner une affection du cuir chevelu.
On croise aussi le meilleur et la lie de la terre, des princesses altruistes, une prostituée polonaise au grand coeur avec laquelle Reicher nouera une relation qui m'a fait penser à celle de Levi et du maçon italien, des voleurs, des assassins, ou des êtres ordinaires dont le désespoir ou l'impérieuse nécessité de vivre, plutôt de survivre, fait commettre des actes méprisables ou héroïques, et une foule d'internés assassinés, dont l'ouvrage de Reicher est probablement le seul à garder une trace tenue. Une autre trace de la famille Reicher est la synagogue que fit construire son père et qui est la seule de Lodz à avoir survécu à la guerre (parce qu'un commerçant allemand y entreposait du sel, et cet élément a valeur de symbole pour l'auteur). Elle est toujours ouverte.