Quelle maturité !
Alice Renard écrit son premier roman et du haut de ses 21 ans elle semble déjà avoir vécu 1000 vies.
Elle se glisse avec une incroyable aisance dans la peau de parents quadragénaires, d'un vieil homme de quatre-vingts ans, puis d'une étrange jeune fille de quinze ans prénommée Isor.
Isor est différente, autiste ? ses parents l'ont emmenée dans de multiples consultations, sur le plan physiologique tout est normal, rien n'est décelé par les médecins. Isor semble avoir toutes les aptitudes cognitives, pourtant elle ne parle pas, ne communique pas avec ses parents, souffre, rentre dans des colères noires et dévastatrices qui renversent l'appartement.
« D'ordinaire, Isor, à ses treize ans encore, a des gestes qu'on dirait gauches, ou mal assurés. Elle n'a pas de méthode pour saisir les objets - cuillère, savon, stylo, écharpe - et elle fait tout à sa manière, renouvelant chaque fois selon son désir un stock de mouvements inépuisables. Normalement, ce genre de geste est univoque, appris par coeur sur les autres. Mais pour cela - comme pour le reste - Isor n'apprend pas. Elle reste, elle veut rester fermement dans son idée propre du mouvement, un mouvement sans morale et sans passé, qui se moque éperdument des millénaires de civilisation qui l'ont précédée. Elle n'adopte ni les gestes de son âge, ni les gestes de son sexe, se fichant bien de ce qui est convenable comme de ce qui est utile. (p.13) »
Ses parents sont anéantis par le phénomène, ils n'arrivent pas à comprendre leur fille, et chacun exprime dans la première partie du livre son désarroi, sa frustration, et son amertume, en particulier le père qui considère sacrifiées les années de sa vie depuis la naissance d'Isor.
Leur incompréhension est accrue lorsqu'Isor va nouer une relation inattendue avec le vieux voisin Lucien. Une relation faite d'un amour puissant comme un grand-père en porterait à sa petite-fille, qui va être salvatrice pour tous les deux.
« Toi, tu as de la joie pour trente. À défaut de produire la mienne, je peux au moins siroter celle qui s'écoule de toi. Mais voilà que, pourtant, j'en arrive à espérer qu'un jour tu saches réparer ma joie.
J'aime sentir que tu te loves, malgré moi, dans chacune des heures de ma journée. (p.71) »
Lucien sort de la torpeur de la vieillesse, se redécouvre, ébahi, une seconde jeunesse tout à sa joie de partager avec la jeune fille. Isor bourgeonne, éclot, découvre la vie et son trésor de possibles, jouit de l'apaisante musique classique que lui fait découvrir Lucien.
« Souvent, je me demande à quoi tu ressembleras, adulte, et si j'aurai la chance de te connaître alors. D'être toujours là. Pas quel genre de femme tu seras, ça, je m'en fiche. Mais quelle adulte, qui aura mis en acte toutes les promesses qu'elle enclot.
Ces angoisses de grand-père n'avaient jamais fait partie de mes plans. Je les considérais comme une niaiserie de plus, que ma solitude m'épargnait généreusement. C'est fou comme on peut se tromper sur un nombre incalculable de sujets. Chaque certitude est une erreur en puissance. Chaque certitude est une erreur en puissance.(en italique dans le texte). Qui éclate un jour. (p.94) »
Isor part enfin à la rencontre de l'autre… Cette belle parenthèse n'est-elle pas vouée à une fin prochaine ? Que se passera-t-il ensuite pour eux tous ? Ce n'est pas non plus sans une certaine jalousie et envie que les parents voient leur fille tisser ces liens si particuliers avec Lucien et petit à petit changer, s'éloigner d'eux…
L'aspect véridique n'est pas à rechercher dans cette histoire pour enfants volcaniques de tous âges. On la dévore en se laissant emporter par le tumulte du silence, de la grande musique, le flot des incompréhensions, et la poésie des mots d'Isor dans la dernière partie.
« Lucien, il va mourir heureux. Lucien, il m'a donné le monde. Il m'a dit avec ma colère et mon envie je saurai vivre. Toi et toi, tu as peur, le sais. Lucien lui c'est ma confiance. Dit qu'avec
la colère et l'envie on vit peut-être même mieux que les autres. Comment je remercie de ça ? (p.127-128) »