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Critique de Charybde2


Dans une République dominicaine du présent, du futur et du passé, une exceptionnelle cyber-danse sauvage (en merengue rock, naturellement) de l'écologie, de la politique, de la responsabilité collective et des choix individuels.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/08/24/note-de-lecture-les-tentacules-rita-indiana/

Saint-Domingue, 2027 : la grande république caraïbe, comme plusieurs de ses consoeurs, a été ravagée par plusieurs cataclysmes écologiques, ayant entraîné dans leur foulée leur lot de désolation économiques et d'épidémies. Ce qui n'empêche aucunement, dans l'un des pays les plus inégalitaires de la région (dès avant la poigne de fer de la dictature de Rafael Trujillo, de 1930 à 1961, dont le grand Hans Magnus Enzensberger nous rappelait les caractéristiques les plus délétères avec son « Politique et crime » de 1964), avant comme après la forte croissance économique des années 1990, nourrie principalement par l'exploitation minière et par le tourisme (souvent du genre particulier décrit par Michel Houellebecq dans son « Plateforme » de 2001), la classe dirigeante riche ou ultra-riche de mener une belle vie, largement intégrée à la jet set, économique et culturelle, des deux Amériques, confortée par une maîtrise des technologies (notamment de surveillance et de défense) les plus récentes et les plus coûteuses.

Dans cet enfer paradisiaque (selon le côté du couteau où l'on tombe à la naissance), Acilde Figueroa est une jeune ex-prostituée androgyne qui a réussi miraculeusement à s'en sortir en étant prise sous la protection de la célèbre Esther Escudero, grande prêtresse de la Santeria et fort influente égérie politique de l'inamovible président dominicain. À ses moments perdus et même en dehors, Acilde rêve toutefois de pouvoir se procurer une drogue semi-clandestine très coûteuse, qui lui permettrait le changement complet de sexe qu'elle espère.

Argenis est un peintre, sorti des Beaux-Arts (l'école des pauvres) en 1997 pour affronter par la volonté de son père une redoutable école privée de design, repaire de gosses de riches et de faiseurs branchés, où l'on suivra ses heurs et ses malheurs d'époque, vivote désormais en authentique artiste raté, dans un centre d'appels vendant du rêve vaudou téléphonique à des Américaines esseulées. Malgré cela, il devient presque par hasard l'un des protégés du richissime couple formé par Giorgio Menicucci, chef cuisinier couronné et entrepreneur à succès dans la restauration, et Linda Goldman, biologiste marine et véliplanchiste de haute volée, issue d'une famille richissime, qui souhaitent le voir participer au Sosua Project, une initiative socio-culturelle qui leur est chère.

Sur ces curieuses prémisses se bâtit alors en quelques éclairs décidés, et en à peine plus de 150 pages, un torrentiel roman mêlant juste ce qu'il faut de fantastique et de science-fiction, de thriller policier et carcéral et de fusion machiavélique entre des temporalités réputées pourtant parfaitement disjointes pour composer un mélange rare, acéré, cru en diable et pourtant remarquablement englobant, où il sera question aussi bien d'identité de genre, d'histoire et de politique, de catastrophes planétaires et de confrontation à la responsabilité individuelle des unes et des autres.

Chanteuse, musicienne, performeuse et autrice, Rita Indiana, née en 1977, agite avec fougue et ferveur le monde culturel de Saint-Domingue, des Caraïbes et de l'Amérique hispanophone depuis 1998 au moins. Son quatrième roman, publié en 2015 (avec alors également deux recueils de nouvelles et un premier disque à son actif), traduit en français en 2020 par François-Michel Durazzo chez Rue de l'échiquier, sous le titre « Les tentacules » (assez éloigné du titre original espagnol signifiant littéralement « La femme de ménage d'Ominculé » – le nom de prêtresse d'Esther Escudero dans le roman -, mais tout s'expliquera bien en temps utile, soyez sans crainte), constitue un véritable tour de force, et pourrait à bon droit revendiquer de s'inscrire parmi les productions les plus étourdissantes de la littérature antillaise contemporaine (ce que l'Association des Écrivains Caraïbes consacrera en 2017 en lui décernant son prix bisannuel, le premier en cinq éditions à couronner une oeuvre hispanophone).

En n'hésitant pas un instant à mêler sauvagement des thématiques que l'on trouverait habituellement dans des écosystèmes distincts, telles les biologies maritimes de Jacques-Yves Cousteau, de Rachel Carson ou de Jim Lynch – ou leur déviation par la J.D. Kurtness d'« Aquariums » -, les coups de billard à travers les âges de la série télévisée « Heroes » (2006-2010, sans qu'il y ait ici directement de cheerleader à sauver pour tout résoudre, et encore…), le sens rusé de l'étrangeté queer de Gabriela Cabezón Cámara, la joueuse science déjantée de la flibuste et du marronnage au XVIIe siècle (ou avant, ou après) dont savent témoigner le Valerio Evangelisti de « Tortuga » comme le Sylvain Pattieu de « Et que celui qui a soif, vienne », ou encore la conscience aiguë du rôle de la glose dans l'art contemporain d'un Boris Groys, d'un Pierre Terzian ou d'un Aden Ellias, Rita Indiana nous offre un cocktail rarissime et surpuissant, cruel et enjoué, batailleur et subtil, servi par une langue très personnelle et remarquablement affûtée, dont on ne voit guère comme équivalents possibles, dans des contextes relativement comparables aujourd'hui, que Rivers Solomon ou Michael Roch.

Lien : https://charybde2.wordpress...
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