Dégoulinant. Manon avait beau chercher, pas d'autre mot. Dégoulinant par les pores de sa peau ridée et grêlée, dégoulinant de son nez tordu par l'effort, dégoulinant de son vier suintant avant même de l'avoir pénétrée. Manon avait le temps de penser pendant qu'il faisait son dedans-dehors. Il n'était pas avare, c'était à son crédit, ni des efforts dans ses allers-retours ni de sa bourse aisément déliée. On ne peut pas demander beaucoup plus à un homme, comme elle voyait les choses. Elle aurait peut-être pensé autrement si elle était née ailleurs que dans une cour de ferme à proximité de la ville, si elle avait été faite pour les travaux exténuants des champs, si elle n'avait pas décidé de fuir pour la ville sitôt que possible, si la domesticité comparée à l'agriculture ne lui avait pas semblé humiliante et somme toute guère reposante, malgré un plus grand confort indéniable, si elle ne s'était aperçue de l'effet qu'elle faisait aux hommes, s'il ne s'en était trouvé de bien riches pour lui donner de quoi vivre en échange de quelques faveurs oubliée dès qu'octroyées, si elle ne s'était habituée aux belles toilettes, aux bijoux, aux places correctes au théâtre.
Il ne lui faisait pas bien mal mais il y mettait tout son cœur. Elle était bonne fille et gémissait de temps à autre. Il était duc, et fortuné, c'était bien le moins qu'elle lui devait. Son ardeur dérisoire ne pouvait l'empêcher de penser, malgré le poids certain qui pesait sur son ventre, car l'homme avait meilleur coup de fourchette que de bite. Il ahanait de façon moins régulière, à grand soupirs, il commençait à fatiguer et elle pouvait l'épuiser pour finir en quelques mouvements de bassin. Elle n'en fit rien. Elle réfléchissait. Elle voulait s'en aller promener après qu'il serait endormi, ronflant et bavant sur son traversin, parce qu'elle avait repéré un valet bien gaillard, à deux pâtés de maisons, qui lui vaudrait consolation pour les faiblesses de son protecteur. Elle espérait ne pas devoir recroiser le jeune chevalier qui s'était amouraché d'elle. Il portait beau mais c'était un cadet sans le sou, assez bête pour penser malgré tout se l'attacher. Il l'avait déjà mise plusieurs fois dans l'embarras en croyant la tirer d'affaire. Ce chevalier Barral se la figurait sous la coupe de vieux grigous sans comprendre qu'elle menait la danse. A défaut d'argent, elle aurait apprécié l'aventure, mais c'était homme sans imagination.
Une série de halètements plus intenses et rapprochés sembla signaler la fin de la coquine entreprise du vieillard. Il ne faudrait pas deux minutes avant qu'il dorme, d'autant qu'il avait pris force vin pour se donner du courage. Il en fallait pour exposer devant une beauté comme elle son corps boursouflé, même s'il avait pour lui le privilège de la naissance. [...]
Des hommes l'aimaient, elle leur donnait ce qu'ils attendaient, ils la logeaient, la nourrissaient, la paraient, la distrayaient. C'était aussi simple jusqu'à ce stupide chevalier Barral. Il se la figurait pure et voulut lui proposer son pauvre amour ennuyeux et désargenté en place des galanteries sonnantes et trébuchantes de ses amants. Elle avait eu la faiblesse de consentir à ses assauts et d'acquiescer à ses sornettes. Il espérait la sauver, l'aimer, l'épouser. Elle en frissonnait. Ce frisson ne lui était pas adressé, mais le vieux barbon se l'attribua, en eu un regain d'espoir et redoubla d'efforts. Il était temps que cela cesse. Son bassin cognait douloureusement contre le sien.
Il poussa un dernier cri et s'abattit sur le dos. Elle lui caressa machinalement l'épaule. Le vieillard commença à ronfler. Manon réfléchissait. Le chevalier l'avait déjà retrouvée par deux fois. A chaque fois, de nouveaux serments, des cadeaux, un scandale. Il avait déjà éloigné d'elle un marquis et un comte. Il avait défié le marquis en duel pour le laisser estropié, à son âge. Le comte avait ordonné à ses spadassins de se débarrasser de l'indésirable mais l'avait rendue responsable, elle, de ce problème désagréable. Les horions n'avaient pas rendu le chevalier plus raisonnable. Elle avait tenté de lui parler, le désespoir de ses parents, la honte de sa famille, la carrière brisée avant d'avoir commencé, pour elle, une fille de rien. Il ne l'écoutait pas, il la pensait trop malheureuse pour avoir à l'esprit se propre situation. Elle avait un temps espéré qu'il soit envoyé aux galères, mais il était noble, et elle aurait pu l'y rejoindre si on les avait associés. Elle devait temporiser. L'embrasser, lui promettre, puis partir sans un mot, sans un signe. Il la pensait enlevée, ne voyait pas sa trahison, elle ne parvenait pas à tomber en disgrâce. Il savait les lieux où elle aimait paraître, théâtres, jardins, spectacles, et n'avait de cesse de chercher jusqu'à la retrouver.
Les ronflements du vieillard se firent geignements. Elle n'y prêta pas garde, perdue dans ses pensées, à demi assoupie. Il se raidit soudain, poussa un cri, il était mort. Déjà plus raide de corps que durant leurs pauvres ébats. Elle le toucha, le secoua, tenta vainement de le réveiller. Manon se rhabilla, couvrit son amant, fouilla sa chambre et récupéra montre, bijoux, pièce d'or, pour se dédommager de sa peine. Il fallait quitter au plus vite sa demeure, avant le retour des domestiques qui la toisaient, ayant perçu en elle, dessous ses toilettes et ses manières, les paysans qu'ils étaient aussi.
Elle ferma la porte de la chambre avec précautions, descendit le bel escalier de marbre à pas de loup. Personne. Les domestiques les savaient enfermés pour longtemps dans la chambre, ils devaient en profiter pour faire leurs propres affaires, de leur côté, ou attendre dans leurs quartiers. Elle ouvrit la porte d'entrée massive, pour se retrouver dans la rue. Face à face avec le chevalier Barral, tourné vers les sergents de ville, expliquant de sa voix plaintive que c'était là, dans cette maison, qu'un vieillard lubrique retenait de force une innocente jeune fille. Les quelques babioles fourrées dans sa robe lui semblèrent peser tout à coup le poids de la mort.
(P95-99)
Les pirates grimpaient un à un de leur navire plus bas de quille. En premier un grand torse nu, cheveux longs et nattés, colliers et ceinture, tatoué de bleu, l’air d’un sauvage, et à son côté un rouquin, bouteille enflammée à la main. Puis de suite les autres arrivèrent, défilé farouche et méfiant, sabres et fusils levés, au cas où la trêve serait une ruse. Les marins les regardaient comme on regarde un grand frère parti, admiré et craint à la fois, celui de la famille qui serait allé courir la route plutôt que suivre la coutume. Une fois revenu, on le scrute, teint, habit, timbre de la voix, on guette déception, défaillance, signes de bonne santé, de réussite et degré d’insolence. On vérifie la couleur de sa peau et les dessins sous ses yeux, on regarde dedans pour y voir enthousiasme ou désespoir. On observe s’il tremble, fébrile de crainte, ou s’il irradie, goguenard de bonheur. En fonction des regards de biais, de cette écoute intéressée, on se décide, on se découvre, on tombe dans les bras ou on hésite, on rejoint ou on garde ses distances. Ainsi ballottaient-ils, frères marins de nouveau réunis. Leurs yeux formaient assemblée. Certains votaient pour la peur, d’autres avaient plus confiance ou même grand intérêt. Les yeux effrayés roulaient follement ou se baissaient. Les yeux curieux fixaient et s’attardaient.
Le spectacle était étonnant de voir ces marins comme eux, démarche mêmement chaloupée, visages creusés par la mer, rides asséchées au soleil, hirsutes de poils blanchis. Leurs pognes tenaient de grands sabres ou des coutelas, quelques mousquets et fusils, les mains noircies par la poudre. Leurs visages allaient ricanant, rendus beaux de triomphe facile. Leurs gestes avaient la confiance propriétaire que donne la force. Ils arpentaient la coque, quelques-uns pieds nus mais la plupart chaussés, parfois de fort beaux souliers. La méfiance levée, ils riaient bruyamment, touchant les objets désormais leurs, si telle était leur volonté, pénétrant les lieux interdits, plaisantant les officiers, les mettant à part des hommes et faisant tomber leurs chapeaux.
Un livre est un rêve où se mêlent les vivants et les morts, il est peuplé des miens et de mes chimères, personnages qui se bousculent et se répondent. Il y a des reliefs, des herbes et des animaux. Il n’y a pas vraiment de temps strict et délimité dont on a trop souvent l’habitude, ici il se déchire d’éclats de souvenirs, de tristesse, de révolte
Ils eurent d’autres soucis, pourtant, tant il est vrai que les malheurs chassent en meute. Le scorbut commença à frapper, la Compagnie ayant vu trop juste dans les réserves d’agrumes. Des marins tombaient las, bouche rougissant par les gencives, dents branlantes, marques sur tout le corps. Des fièvres malignes les terrassaient. Quand ils ne respiraient plus, on les mettait dans un grand sac de jute puis par-dessus bord.
Un livre est un rêve où se mêlent les vivants et les morts, il est peuplé des miens et des chimères, personnages qui se bousculent et se répondent. Il y a des reliefs, des herbes et des animaux. Il n'y a pas vraiment de temps strict et délimité dont on a trop souvent l'habitude, ici il se déchire d'éclats de souvenirs, de tristesse, de révolte.
Qui sont ces silhouettes qui courent ? Et si le canal les menait autre part, à contresens d'un léger courant dirigé par le vent ?
Victoria, Koumba, Mennel, Viviane, et Anonymes, sont les joggeuses protéiformes, fières, essoufflées, coriaces, qui traversent le 93, au fil de l'eau, de Pantin jusqu'à Bondy.
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Vidéo conçue par Marcela Cibin Ugo pour l'exposition réalisée par les étudiant·es du Master de création littéraire de l'Université Paris 8 Saint-Denis-Vincennes, "Deux fois plus fortes - portraits de femmes sportives dans le 93".
Elle est présentée à la médiathèque Roger Gouhier de Noisy-le-Sec, dans le cadre du festival Hors limites 2024, avec le soutien du CND (centre national de la danse) et de l'IUF (Institut universitaire de France).
Sous la direction de l'écrivain Sylvain Pattieu et illustrée par Laureline Uzel, cette exposition raconte comment des femmes s'imposent dans ces milieux compétitifs, souvent brigués par les hommes, et parviennent à faire du sport un vecteur d'émancipation.
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