Citations sur Manderley for ever (132)
Daphné regarde les vagues se briser sur la falaise. Elle ouvre la fenêtre, respire l'air salé de la mer. Cela lui fait du bien, quelques instants. Mais la douleur revient, lancinante. Un romancier qui n'écrit plus est une entité sans vie. Un mort vivant.
Ces visages anonymes, ces yeux qui la détaillent, que peuvent-ils comprendre du processus d'écriture, eux qui n'ont jamais écrit de roman de leur vie ? Que savent-ils des doutes qui envahissent les écrivains ? Croient-ils, ces inconnus qui l'écoutent à présent dans le silence de cette pièce austère de la Cour fédérale de Foley Square, qu'un livre s'écrit d'un trait, qu'un roman se bâtit à partir d'une seule idée, que l'auteur n'a qu'à suivre cette idée comme un mouton placide, tirer un fil et le retranscrire ? Ils ne pourront jamais entrevoir à quel point la pensée d'un romancier est nébuleuse, complexe, tissée de contradictions et de non-dits, ni se douter comme c'est dégradant d'être debout, là, face à eux, à devoir décortiquer l'inspiration comme si c'était une vulgaire recette de cuisine, à démonter les rouages alambiqués de cette alchimie intime, le mécanisme à l'oeuvre dans les replis de son cerveau.
Le rêveur est tout-puissant, son regard est un kaléidoscope coloré qui fait fi du présent, de ce pauvre corps exténué, du brouillard tenace qui l’étouffe depuis dix ans. Le long ruban noir se détache, libère ses mains entravées. Les images défilent, sa hutte, sa machine à écrire, ses propres doigts tapant à toute vitesse, la page blanche truffée de mots. Impossible d’emprisonner un rêveur, il sait franchir les murs, déverrouiller les portes, chasser le poids des années. Le rêveur a tous les droits, le rêveur est libre, Kiki le lui avait soufflé.
(...) oui, les écrivains sont des menteurs, des emberlificoteurs, qui réinventent sans cesse la vie des autres, qui jettent de la poudre aux yeux de leurs lecteurs, se cachent sous des apparences lisses, gentilles et généreuses pour mieux se nourrir du mensonge dont ils sont les artisans suprêmes, car leur univers, comme celui des acteurs, c'est la mystification, l'illusion, le paraître, c'est ainsi, et seulement ainsi, que naissent les romans.
La magie des livres est une drogue, un sortilège, une échappatoire, aussi puissante, aussi envoûtante que le Pays Imaginaire de Peter Pan.
(...) trouver un prénom, à cette beauté brune (...)
Un prénom puissant et envoûtant, un prénom qu'un homme pourrait hurler ou gémir.Elle en griffonne plusieurs sur le haut de la page vierge. " Jane" . Non. " Olga". Non plus." Lola"... Peut- être . " May "... Tout à coup, son stylo trace Rebecca.Oui, c'est ça, Rebecca ! Elle s' appellera Rebecca. Cela sonne bien, c'est fort , le "r" qui frémit, le "b" qui force les deux lèvres à se réunir comme lors d'un baiser, les deux "c" accolés, durs comme un " k". Le "a " final, une complainte, un gémissement.
J'avais tout de suite remarqué des coupes dans la version française, elles étaient trop importantes pour qu'on ne les voie pas, surtout si on connaît bien le texte d'origine. En tout, une quarantaine de pages ont sauté.
[...]
J'avais découvert que la traductrice* avait escamoté çà et là les réminiscences de l'héroïne, l'obsession de Rebecca, et ses pensées essaimées de rêveries, tout l'héritage de Kiki. Le rythme du livre s'en trouvait modifié, en partie amputé de l'atmosphère que Daphné avait ciselée avec tant de soin. Ce qui m'avait le plus navrée, c'était ces deux scènes fondamentales réduite à des peaux de chagrin, l'une avec Mme Danvers dans la grande chambre de l'aile ouest, dépouillée de sa tension dramatique, et l'autre de Maxim, le clou du livre, l'instant où jaillit la vérité, ce qui s'est passé dans le cottage de la plage où Rebecca recevait ses amants, et dont il manquait une page entière de dialogues.
*Rebecca - Traduction par Denise Van Moppès, 1940
Daphné fait partie de ces écrivains qui préfèrent regarder en arrière, pas de l'avant, qui sont capables de noircir des pages entières sur ce qui fut, un lieu, une trace, mettre des mots sur la fugacité de l'instant, la fragilité du souvenir qu'il faut embouteiller comme un parfum.
C'est un ouragan. Il n'y a pas d'autre mot. Un ouragan qui s'appelle Rebecca. En un mois, le livre se vend à 40 000 exemplaires. L'éditeur réimprime. Ce n'est que le début.
Le mal en nous remonte toujours à la surface. Si nous ne le reconnaissons pas à temps, si nous ne l'acceptons pas, si nous ne le comprenons pas, nous serons tous annihilés, comme mes personnages dans "Les Oiseaux".
[Daphné Du Maurier]