"Ce qu'il y a de plus terrifiant avec les objets, c'est qu'ils nous trahissent et nous survivent"
"Ca me turlupine depuis longtemps : on se transmet des objets qui ont une durée de vie plus longue que la nôtre. On a l'habitude de penser qu'ils nous évoquent des souvenirs. Pour moi, ils nous rappellent juste que nous sommes mortels."
Emmanuel Ruben. Exécuteur testamentaire de
Julien Gracq.
Vous pensez bien que si je réagis à cela, c'est sur les deux plans, à la fois personnel et général. Comme disait Tolstoï, un objet parce qu'il est objet ne peut pas nous trahir à proprement parler, je présume que Ruben parle de ses objets, qu'ils seraient marchands ou de famille. Enfin voyons, un objet de ce point de vue n'existe que par l'intérêt qu'on lui porte. "On a l'habitude de penser qu'ils nous évoquent des souvenirs". Ben oui, je l'imagine si bien que je vais au dela de sa pensée, je veux tout garder de mon univers personnel qui m'accompagne donc : c'est chez moi, j'ai un sentiment de possession inaccoutumé, à cela rien d'extraordinaire, je ne me soucie aucunement de savoir s'ils ont une valeur au delà de mes propres yeux ; je ne vais jamais chez Kiloutou ou amazone tous les quatre matins pour vendre ma trotinette ou mon fauteuil paille d'enfant. Mes objets c'est moi, voilà tout, c'est simple cela, sinon je serais moine. Il est bien clair ici que mes objets sont ma vie propre. Déjà pour ce qui nous concerne, le livre, je n'aime pas le livre des autres : je n'emprunte jamais et je n'en prête plus du tout parce que la plupart du temps les gens les gardent et cela m'est pénible ! J'ai même longtemps préféré le neuf, car j'aime bien quand ils ont leur parfum de neuf, que c'est moi qui suis le premier à l'ouvrir et à le malaxer comme "je me souviens" de mes livres d'écolier .." Et si des livres prennent le chemin de la cave, alors c'est très mauvais signe pour eux, il me semble qu'ils ne sont plus rien !..
Bon d'abord dans ma jeunesse, j'ai jeté mon dévolu sur des objets dont heureusement certains ont survécu et sont près de moi, parce que je suis matérialiste. J'ai quelqu'un de ma famille par exemple qui n'en a rien à secouer des objets, en particulier ceux des autres pour commencer quand on en fait soi-même les frais !
Moi je me les suis appropriés sans tarder, ils n'étaient pas à moi mais juriquement seulement. Donc de ceux-là et c'est mon regret, la plupart de ceux que j'aimais, le temps pour trente-six raisons me les a détournés de leur destination, comme un vol. Si j'avais su, je les aurais confisqués tout de suite, et pourtant il n'y avait pas de doute qu'ils me reviendraient un jour. mais penser que notre famille a toujours cela en tête, et puis il y a des tiers qui arrivent dans le paysage qui ne l'entendent pas de cette oreille et ne sont pas censés avoir à l'esprit que tels objets en particulier ont une hypothèque (affective) sur eux.
Je ne sais pas si je reste jeune dans ma fidélité aux objets, mais j'ai l'impression moins jeune qu'il en sera toujours ainsi !
Maintenant qu'est-ce qu'on croit des objets, qu'ils sont animés, qu'on peut les personnifier ? Ils ne prennent de valeur qu'à nos yeux bien souvent.
C'est le grand peintre Morandi qui donnait une seconde chance aux objets : il récupérait un tas d'ustensiles désuets, livrés bien souvent au rebus. Bon chez lui ce n'était pas non plus la caverne d'Ali Baba, d'ailleurs il prisait plus certains objets que d'autres que l'on voit reproduits dans ses toiles, il les faisait vivre carrément, leur donnait une autre tonalité, un autre rang dans l'ordre de ses songes. de manière évolutive et exhaustive. Les objets lui permettaient d'accéder au beau, un véhicule de transport vers l'absolu. Ils étaient certes beaux en soi, mais qu'en a-t-il fait ? C'est génial.
Moi, ils ne me rappellent pas du tout que nous sommes mortels. A part sur le terrain marchand en vogue où là il est sûr qu'ils vont passer entre d'autres mains sans état d'âme aucun. Je regrette juste ceux que j'ai perdus et que ça échappe à toute volonté en fait. Ils sont probablement morts ailleurs, personne ne les regarde, voire cassés, détruits, jugés encombrants comme des vieux cartons ou des bouteilles vides. J'ai bien sûr de l'amertume de ne pas les voir, de ne plus les voir, et là aussi le temps fait son effet, car certains sont désormais frappés d'oubli total, et c'est certainement mieux ainsi. Et puis il ne faut pas exagérer la portée de leurs souvenirs, on n'est pas chaque jour en train de se lamenter sur la disparition de ces objets. Ca n'a rien à voir avec les bêtes, nos chers compagnons. Ou alors si, quand c'est un cadeau qu'on m'a fait, je pense à celle qui m'a offert Autant en emporte le vent de chez Gallimard et j'y tiens comme à la prunelle de mes yeux. Ou alors aussi tout ce dont à quoi j'étais, je suis, attaché personnellement, les livres, ma bibliothèque, mes peintures, et puis bien sûr les photos de famille, une propriété dans mon pays natal. Et tout cela m'accompagnera jusqu'à la fin de mes jours, et je sais qu'après ils n'auront plus de maître, ils seront tôt ou tard, le plus tard possible evidemment, livrés à la mort. Qui d'autre que moi peut avoir le même intérêt à mes choses personnelles ? personne, même si je ferai en sorte qu'il y ait un héritier de confiance et estimable. Mais aller dire que les objets nous trahissent et nous survivent, c'est un pure vue de l'esprit. Je ne m'accorde juste qu'une chance, celle que je ne dévalue pas trop après ma mort, en tout cas pas tout de suite. Basta !
Les souvenirs ben oui : les objets ont même une âme, mais c'est la nôtre qui se projète sur eux