Est-ce ainsi que sont les hommes aux destins hors du commun ? Revenant sur leurs exploits, au soir de leur vie, sont-ils incapables de se remettre en question, pensent-ils qu'ils ont toujours fait le bon choix, ont eu le bon jugement, la bonne intuition, que rien ne peut les mettre en faute ? Rufin écrit ici une autobiographie romancée d'un personnage fascinant que, je dois avouer, je ne connaissais pas du tout. S'il en fait l'émissaire d'un changement profond de la société française et peut-être même européenne, il ne rend pas le personnage attachant. J'ai au contraire trouvé Jacques Coeur souvent plutôt antipathique. Lorsque l'on sait que Rufin ne cache pas, comme il l'écrit dans sa postface, que ce portrait lui ressemble sans doute plus à lui-même qu'à Jacques Coeur (p. 498), je n'ose en tirer des conclusions quant à Rufin lui-même.
Le destin que s'écrit Jacques Coeur est fascinant. Un simple bourgeois (ou presque) qui, à la faveur de que ce Rufin présente comme les prémisses de l'absolutisme qui fleurira en France à peine plus d'un siècle plus tard, s'élève bien au-delà de ce qu'il pouvait imaginer, commerçant sur toute l'étendue du monde connu, s'enrichissant bien au-delà de ce qu'un homme peut compter, siégeant au Conseil du Roi… Mais un tel succès ne peut faire que des envieux, à commencer par le Roi lui-même, et une ascension aussi fulgurante ne peut qu'appeler une disgrâce toute aussi totale.
J'ai pris un certain plaisir à la lecture de la jeunesse puis de l'ascension de Jacques Coeur, d'abord parce que j'ai pu soit m'identifier soit comprendre certaines de ses interrogations sur le sens à donner à sa vie, ensuite parce que j'ai beaucoup appris sur cette période de l'histoire de France qui suit la Guerre de Cent Ans. On la voit souvent comme la fin d'un interminable Moyen Âge où les non-experts tels que moi mélangent les évènements d'un millénaire en quelques lignes de livre d'histoire mal digérées. Charles VII n'est pas seulement le roi couronné par
Jeanne d'Arc, j'ai appris qu'il avait initié de nombreuses réformes, notamment fiscales et commerciales, mais aussi en terme de politique étrangère et de réforme sociale, on voit se dessiner les règnes de
François Ier et son goût pour l'art et l'Italie et de
Louis XIV et la cage dorée qu'il tisse autour des princes et aristocrates qui ne lui feront plus d'ombre.
Mais, passé ce premier intérêt, il me semble que le livre s'essouffle. Nouvelle charge pour Jacques Coeur, nouveaux bénéfices et ascension toujours plus haute, cela devient un peu répétitif. Puis c'est l'apparition d'Agnès Sorel et là les sentiments sonnent faux. Puis c'est la chute, et on a l'impression que Rufin, s'il a connu une ascension dans les milieux humanitaires et politiques qui lui permettent de se mettre à la place du Jacques Coeur des débuts, ne sait plus ce que son personnage peut bien éprouver à ce moment de sa vie, que lui-même n'a pas encore eu à subir.
Les deux derniers tiers du livre m'ont donc parus un peu poussifs, ce que je regrette. J'espérais en effet que ce livre me réconcilierait avec cet auteur, que j'avais tant aimé lors de ma belle lecture de
L'Abyssin, il y a quelques années, sur la terrasse de Bubanza, quand je ne pouvais attendre que les journées de travail se finissent pour dévorer les aventures de Jean-Baptiste Poncet.
le grand Coeur n'est hélas pas à la hauteur de mes espérances, il reste au même niveau que
Rouge Brésil, c'est-à-dire un livre trop tiède pour le sujet qu'il traite et pour ce qu'il laisse espérer.