Quand la fiction décortique la réalité, sonde des parcours singuliers et se fait témoignage, elle peut ouvrir les yeux de ceux qui ne voient que ce qu'ils veulent voir.
Que ceux qui enragent de voir arriver des migrants dans leur pays, que ceux qui n'hésitent pas à bafouer les lois de la solidarité, que ceux qui veulent limiter les droits d'accès à la protection universelle maladie, que ceux qui veulent fermer leurs frontières à tous ceux qui souffrent, lisent le livre de
Malik Sam.
L'héroïne du roman s'appelle Nour, elle a 17 ans et elle est née dans un corps d'homme. Elle a fui le Bénin avec sa soeur jumelle parce qu'elle était maltraitée par sa famille et menacée de mort à cause de sa transidentité.
L'écriture est percutante et hyper réaliste. le roman est conçu à la fois comme roman d'aventure, dans la mesure où l'on suit le parcours de Nour comme une succession de péripéties, mais aussi et surtout comme un témoignage, puisque le lecteur perçoit Nour comme une personne réelle et non comme un personnage.
Ce qui fait la force du roman, c'est que l'auteur adopte plusieurs points de vue, tous documentés et réalistes, sur la question de la migration. Celui des migrants et plus particulièrement des femmes, celui des trafiquants d'êtres humains qui font du désespoir des populations exilées leur fonds de commerce, celui des humanitaires qui tentent d'aider avec leurs faibles moyens, celui des fonctionnaires qui se contentent d'appliquer des procédures et celui des militaires souvent corrompus et complices des passeurs.
Malik Sam aborde de front la question de l'immigration et dénonce la responsabilité des états européens , qui privilégient un traitement sécuritaire à une approche humaniste des phénomènes migratoires.
" Les Européens étaient disposés à débourser des millions d'euros en embarcations, armes et munitions pour protéger leurs plages. Les migrants eux, ne demandaient qu'à se débarrasser de leurs maigres economies pour passer. Ils étaient tous prêts à payer pour ce que lui, Amou, le chef incontesté de la brigade 48, faisait le mieux. Tordre, avilir et corrompre. "
L'auteur fournit de nombreux renseignements sur le système des passeurs et sur des organisations mafieuses qui font régner la terreur en pratiquant viols et tortures. La violence est crue, d'autant plus insoutenable qu'elle s'ancre dans une réalité qui a été validée dans des reportages, interviews et témoignages de migrants.
A aucun moment, il ne cède à la tentation d'esthetiser la barbarie et utilise au contraire un langage purement descriptif et des phrases nominales pour accompagner le choc de la description.
"Son amie est défigurée. le visage couvert de larges ecchymoses brunes. Elle a les lèvres fendues. Un bleu gonfle le haut de sa pommette. Son nez et sa bouche saignent. Des griffures sur le cou. le tee-shirt en lambeaux dévoile son ventre meurtri. le pantalon est baissé, sa culotte déchirée, mise de travers sur ses genoux, rouges de sang. Une cicatrice violacée parcourt l'intérieur de ses cuisses. "
Comme dans les conflits armés, les femmes sont victimes de viols systématiques et répétés et subissent des traumatismes incommensurables." Pour eux, les femmes ne sont que des bouts de viande, qu'on tabasse pour les ramollir. "
" Les pères des pères de ces mêmes hommes dirigeaient les convois d'esclaves à travers le désert. (...) Tout va plus vite, mais on ramasse toujours des cadavres sur le bord des routes. Et les marchands musulmans sont tous de bons croyants. Comment font-ils ? "
Hormis ceux qui battent, violent et tuent par plaisir, il est parfois difficile de distinguer complices et victimes.
Nour en fera l'expérience après l'échec de sa demande d'asile alors qu'elle accepte de devenir rabatteuse pour les passeurs. Comme elle, certains passeurs doivent travailler pour des organisations afin de gagner l'argent pour leur propre traversée ou sont des migrants résignés, qui ont tenté plusieurs itinéraires pour rejoindre leur destination et connaissent les différentes routes qui « marchent » ou ne « marchent pas ».
Ceux qui organisent les transferts laissent parfois le soin aux victimes elles-mêmes de manoeuvrer ces navires. Lors de leur tentative avec les passeurs égyptiens, Nour et les autres femmes sont abandonnées seules sur un Zodiac avec quatre femmes aux commandes, dont deux qui sont habilitées simplement parce que leurs maris étaient pêcheurs. Les migrants qui prennent le commandement du bâteau sont aussi théoriquement des passeurs, puisqu'ils jouent un rôle dans ce voyage, pour lequel ils ont obtenu une réduction du prix, mais ils sont également des victimes lorsqu'ils portent en plus la responsabilité d'un échec.
Ainsi, à plusieurs reprises, les personnages du roman brisent toute tentative manichéenne de représenter le monde en revendiquant avec conviction le " ni tout blanc, ni tout noir ".
Parmi les différents profils de migrants évoqués, ceux qui migrent pour des raisons économiques et politiques sont les plus nombreux. Son amie Loubna a fui la guerre en Syrie et d'autres femmes de toute l'Afrique noire ont également été contraintes de partir.
Mais les persécutions peuvent aussi être religieuses ou culturelles.
En Afrique, les minorités sexuelles et de genre sont fortement condamnées, voire criminalisees.
Le choix de Nour comme héroïne du roman donne encore davantage de sens à ce parcours de migration.
"La question semble simple pourtant. Homme ou femme ? Elle voudrait expliquer que justement rien n'est simple. Elle pourrait lui raconter. Les cris et les insultes des élèves de sa classe à Ouidah en rang dans le couloir pour l'accueillir. Pédé, pédé. Et les séances d'exorcisme dans l'église, enfermée une semaine durant. Les prières des évangélistes pour extirper le diable hors de son corps. Et le pasteur qui lui répétait que c'était contre Dieu. Contre la nature. Qu'on naît homme ou femme. Mais pas entre les deux. "
En tant que victime de transphobie, le portrait de Nour me semble juste et convaincant. L'auteur évoque avec respect et empathie les efforts de Nour pour adapter son quotidien à son identité de genre, mais surtout pour cacher les marqueurs masculins comme le sexe comprimé par du scotch et les poils qu'il faut raser régulièrement. Les difficultés sont d'autant plus grandes qu'elle ne peut bénéficier d'un traitement hormonal et ne peut utiliser que des pilules contraceptives. On imagine aisément l'angoisse générée par ce secret si lourd à dissimuler dans de telles circonstances et les violences encourues s'il était découvert.
Sans entrer dans une polémique sur les liens entre littérature et témoignage, le roman de
Malik Sam s'envisage comme la description d'une réalité contemporaine douloureuse. Documenté et crédible, son regard sur les mécanismes en oeuvre dans le business des migrants et sur la transidentité sonne juste et ne céde pas à la facilité du voyeurisme lucratif.
Je remercie Masse critique privilégiée et les éditions Eyrolles pour l'envoi de ce roman.