Babelio Masse critique janvier 2024
Seul le mensonge est vrai –
Malik Sam****
Au départ c'était l'attente, seule, sans promesse, sans espoir, avec du vent, de la sécheresse et de la poussière ces deux dernières faisant minutieusement leur travail.
Nour, un nom comme un murmure, celle qui le porte a fière allure, droite comme une flèche, souple comme un roseau et sans concessions, comme une condamnation à… vie.
L'histoire est apparemment simple par sa radicalité : Nour quitte son pays, le Bénin, où sa « différence » est condamnée « La question semble simple pourtant. Homme ou femme ? Elle voudrait expliquer que justement rien n'est simple »p.23, encore moins la vérité.
Mais le chemin que parcourt la jeune femme vers ce point lointain où la vie est acceptée et respectée, où elle pourra marcher droite, la tête haute, est long, dur, sinueux chaque tournant un guet-apens, chaque avancée s'arrête au bord du gouffre, chaque larme avalée démultiplie une nouvelle force.
Désastre, horreurs, bassesse, ignominie, vengeance et haine, sauvagerie au-delà de l'inimaginable et de l'insupportable. Et pourtant l'histoire de l'homme les a tous connus et pas une seule fois. Devenue cynique, l'histoire nous rappelle, à sa façon ouvertement brutale que nous en sommes les artisans.
L'histoire ne fait pas d'analyse des faits ou des états d'âme, pas de psychologie, en empruntant la voix du narrateur, elle nous présente les images telles quelles, les actes des hommes dans la lumière de leur vérité cruelle.
J'apprends que l'auteur
Malik Sam est musicien et traducteur de formation. Ma lecture me dit que ce roman s'en nourrit énormément, une symphonie féroce et déchirante de cordes et cuivres, un rythme haletant, une tonalité grave où la grosse caisse revient souvent pour annoncer l'inévitable. Les phrases sont courtes, d'une fausse sécheresse, brûlantes d'un feu menaçant de tout calciner et en même temps prometteur d'une force de vie insoupçonnable.
Nour se réfugie, traverse des pays, fait des étapes et des rencontres avec des passeurs et leurs proies sacrifiées, et à chaque rencontre le même personnage souvent sous masques différents : la mort enveloppée dans sa cape noire de peur. La peur de se faire injurier, dévoiler, battre, violer, la peur d'être soi-même. Mais « il faut faire mine »p.47, « jouer le jeu, prétendre » p.48, serrer les dents et les poings, ouvrir grands les yeux et avancer, toujours aux aguets. A qui faire confiance ? La vérité, le mensonge, comment choisir ? Comment savoir ? « C'est le monde tel qu'il est »p.53 et on entend souvent « je ne l'ai pas inventé », c'est vrai, il n'est pas inventé, nous l'avons créé de toutes pièces. Juger ? Comment ? Qui ? Peut-on juger ? C'est quoi le mensonge ? C'est quoi la vérité ? « Il est parfois des mensonges plus vrais que la plus vraie des vérités » p.54.
Les réfugiés se retrouvent par centaines dans des camps, arrêts temporaires, expériences amères. Il faut se protéger, paraître ce qu'ils ne sont pas, mais derrière ce «mensonge» la vérité ressort par petits éclats qui font «étrange» «une fille étrange, courageuse, mais étrange, elle a les larmes aux yeux, souvent pour rien»p.55
Nour est seule avec son secret, elle voudrait oublier mais « l'oubli de soi est un luxe qu'elle ne peut se permettre »p.56 « Elle doit se méfier de tous. Et de toutes. Mais surtout d'elle-même »p.57. Escalade de la peur et de l'endurcissement du corps et de l'âme, chaque jour l'apprentissage de la survie payé au prix d'un corps abîmé, d'une âme mutilée.
« Nour avait été scolarisée sur le tard. Elle avait rapidement compris que les mots étaient une arme… Tout n'était qu'une question de sons, d'accent et d'intonations… En maîtrisant les mots, Nour pouvait faire mine. Se dissimuler. Observer, imiter, s'adapter, elle le fait depuis son plus jeune âge. Garder son identité, c'est en changer tout le temps. »p.58 «
Seul le mensonge est vrais, dit Khayam »p.59 « Mentir. Prétendre. Ils se cachent de la peine. Nour le sait, la douleur et la peine finissent toujours par te rattraper. Nulle part où échapper. Ils dansaient tous au bord du vide » p.60
Nous les hommes avons créé un système et l'avons lancé tout puissant, maintenant il se retourne contre nous, c'est la loi du boomerang. Nour ne connaissait que la moitié de cette affirmation, le boomerang elle l'a connu après, au prix fort, toujours.
Nour c'est une dur à cuire, elle veut vivre, de toute sa force, rien ne peut l'enfreindre. Elle avance.
Et si le mensonge n'était qu'une vérité de nous-mêmes que nous ignorons ? Seule le mensonge est vrai, leitmotiv comme un fil rouge brûlant tout au long du roman, comme une blessure qui ne veut pas cicatriser.
Les phrases martèlent, enchaînent les coups, se réjouissent de cogner dur, échappent au narrateur, font leur loi. « Elle crie. Les hommes se jettent sur elle. Nour se roule en boule. Ils la piétinent à coups de talons. Ils s'acharnent sur ses flancs à coups de poings. Sur son dos, ses fesses. Ses cuisses. Ses bras. Elle a tout le corps tabassé. Elle n'y voit plus. Elle veut se redresser. Un coup de pied dans le ventre la soulève du sol. Sa tête cogne contre le plancher. Un choc énorme sur l'arrière du crâne. Des étincelles devant les yeux. Tout s'obscurcit. Elle s'évanouit. »p.108
Nour, elle-même et une autre tout à la fois. Son regard avec le regards des autres, miroirs et rêves échangés, rêves que personne ne peut nous arracher. Nour, la femme-homme est reconnue comme force virile ! Son malheur, paradoxalement, semble l'aider à se relever et à continuer à avancer. Elles aide les autres, les accompagne, leur donne la confiance, faible mais réelle.
Nour vit sur ses gardes, et l'écriture pulse de cette vibration qui vient des tripes, monte jusqu'à la surface et se tient prête à exploser à tout moment. « Personne ne peut l'approcher. Inaccessible et secrète. Toujours dissimulée. Elle avance. Insensible et froide. Sa réputation la précède. »p.127. le cauchemar est au présent, le rêve pour le futur.
Les phrases ne veulent plus de verbe, plus d'action, tout est figée, paralysé par la peur et l'attente, par la froideur d'un regard menaçant sous le poids d'un instant d'où la mort peut sortir en vainqueur. le « pas de problème » du prédateur est pire que la mort, est une défaite agonisante, toujours en guerre contre elle-même.
Nour, ils parlent tous de toi, mais qui te connaît vraiment ? Tu es toujours sur tes pattes, chaque jour additionne un mouvement lent, lourd et dangereux, la vie est un fil ténu et un fil de rasoir.
Les pages se suivent comme une lente marche dans le noir sous les coups durs, avec la peur, une nuit sans fin avec des éclats de feu, ceux de la colère. Les phrases martèlent durement, les mots heurtent, le rythme rapide et sec arrête la respiration, l'horreur est de tous les temps.
Seul le mensonge est vrai, il te garde en vie.
Sur le canevas de cette folie meurtrière l'auteur réussit à créer des espaces d'intimité, secrets, discrets, comme une sorte de protection et encouragement pour les personnages d'un passé maintenant lointain, ou d'un regard bienveillant, une vraie séduction pour le lecteur.
Des fois l'histoire prend la forme d'un documentaire, informations rapides, courtes, essentielles, un panorama complet d'une grande tache que ce siècle porte avec lui. L'homosexualité, l'immigration, l'injustice barbare. Comment croire à l'homme quand c'est l'homme qui a fait tes blessures ?
L'histoire le sait, elle se répète, les hommes le savent aussi, et reproduisent les mêmes erreurs à l'infini, « Ils élèvent des murs et bâtissent des forteresses . Imposent des frontières ».p.362
« Les hommes sont les mêmes partout. Ta liberté les dérangera toujours. »p.363
Nour n'écoute plus, n'a plus peur. Elle avance.
Un très grand merci à la Masse Critique de Babelio et aux Editions Eyrolles pour ce beau cadeau et l'occasion de découvrir une plume de qualité, d'une éblouissante force et d'une finesse inouïe d'analyse.