Citations sur Demander la lune (10)
L'art du peu n'est pas peu de chose. Il nécessite de l'ingéniosité car on n'a pas le droit à l'erreur, aux chutes, car le projet et les moyens préexistent à l'individu qui doit s'en satisfaire. Il manifeste une manière de vivre , de la sagesse : ne pas récriminer, ne pas demander la lune, tirer parti de ce que les circonstances nous offrent, ne pas regarder amèrement ceux qui se situent en haut de l'échelle sociale mais procéder selon ses goûts et sa fortune avant d'éprouver la fierté d'avoir su bien tirer de ce que l'on avait sous la main.
Je risque une autre espérance. Si des gens de peu que tout prédestinait à la reproduction des modèles dominants, à qui l'on a prêché la mesure, l'ordre, la platitude, ont ainsi laissé être leur imagination et accordé à la nature toutes ses chances, c'est que certains individus suivent les chemins d'une logique dont nous comprenons seulement après coup la nécessité- et en oeuvrant dans la pénombre, ils nous permettent d'accéder à plus de lumière. A ce compte leur exemple nous assure que demain d'autres hommes ne résisteront pas au désir d'inventer.
Conserver est aussi une marque de la prudence populaire. Ma mère conservait bouts de ficelle, enveloppes usagées, vieux journaux, parce qu'"on ne sait jamais, cela peut toujours servir". Ainsi pourvu d'objets dont l'usage ne paraît pas évident, on se sent rassuré, prêt à soutenir un siège contre un éventuel ennemi, contre cette obstinée persécutrice : la misère.
La plupart des jardins ouvriers font usage de matériaux de récupération. La société de consommation gaspille, rejette, accumule les déchets et voici que des gens ordinaires se permettent de grappiller les miettes du festin, voici qu'au terme d'une métamorphose admirable, le moins se transforme en plus. Ce qui semblait irrécupérable est récupéré.
La création, la diffusion, l'apologie des jardins ouvriers ont été l'objet de critiques sans indulgence. N'avaient-ils pas été conçus pour lutter contre l'alcoolisme, pour ressouder les familles ?les lots n'étaient-ils pas en priorité accordés aux familles les plus nombreuses ? Le travailleur, à ses moments de liberté, risquait de s'abandonner à des excès, à des idées d'anarchie et de révolte. Ainsi, les braves gens rejoindraient sur un mode symbolique la classe des propriétaires, clôturant jalousement leur minuscule territoire, se repliant sur lui en compagnie des leurs. dans le même mouvement, on exaltait les vertus de la terre, du grand air, des potagers tandis qu'on se livrait au procès de la ville, tentaculaire mère des vices et du crime. Le jardin ouvrier se donnait comme le lieu naturel d'un ordre social perverti puis restauré.
Je crois découvrir dans ce qui nous est montré, les signes d'un bonheur qui attire mon estime. Il n'a pas , pour source, le confort, la réussite, mais la capacité de savourer les plaisirs simples, de s'accorder à eux, et souvent de les inventer. (...)
Avec pour seul compagnon, leur jardin. Je les imagine sans peine lui parlant, lui demandant de les excuser pour un retard, parfois ronchonnant contre lui parce qu'il ne met pas de bonne volonté à collaborer.
...je rappellerai le mot du philosophe : " l'homme qui se perd dans sa passion a moins perdu que celui qui a perdu sa passion "
Au terme de notre parcours, l'inquiétude point à nouveau. Ne s'agit-il pas d'un ultime sursis ? Demain, les hommes ne seront-ils pas tentés de s'en remettre aux machines. Gavés, éblouis de belles images, ne considéreront-ils pas avec dédain les créations minuscules et ne craindront-ils pas d'être confondus avec les habitants des bidonvilles ? Encerclés par le béton, par des autoroutes, les hommes de pouvoir ne voudront-ils pas à tout prix réduire ces derniers îlots de liberté et pourquoi pas, de folie ?
De ci de là nous percevons le grondement d'immeubles sans grâce et sans bienveillance. Par bonheur nos jardiniers ont, grâce à une exubérance végétale, inventé des pare-immeubles, tout comme, en danger, certains hommes endossent des gilets pare-balles.
Ces photos parce qu'elles sont émouvantes pourraient inciter à la suspicion : ne nous touchent-elles pas parce qu'elles exaltent des hommes simples, parce qu'elles mettent en scène des objets familiers, parce qu'elles nous laissent pressentir des existences modestes ? Nous n'aurions pas le droit d'être "touchés" parce ce qu'un artiste nous présente. C'est là concevoir le domaine de l'esthétique sur un mode glacé, distancié : on on exigerait des amateurs qu'ils fassent taire leurs élans, leur capacité à entrer en sympathie avec les objets, avec les autres hommes. (...)
Les images conçues par Julie Ganzin nous montrent que le plus triste et le plus prévisible ne sont pas toujours sûrs, qu'il existe en certains hommes ordinaires la capacité d'inventer autre chose, de réordonner à partir de peu (...) le monde.