"Mon nom est Micaela
Thorné et je suis une femme qui se souvient". Ainsi débute le très beau roman de
Mayra Santos-Febres, qui constitue mon premier coup de coeur de cette édition 2024 du Mois Latino.
Sur le point de mourir, la narratrice revient sur ses jeunes années, plus précisément sur la liaison brève mais intense qu'elle vécut avec le célèbre
Carlos Gardel, dont elle fut durant vingt-sept jours la maîtresse.
Le chanteur de tango, au faîte de sa célébrité, a alors quarante-cinq ans. Atteint d'une syphilis qui a comme entre autres effets secondaires de le rendre aphone, il fait appel, pour soulager une crise survenant dans le cadre d'une tournée à Porto-Rico, à Mano Santa, la guérisseuse la plus réputée de l'île, que sa petite-fille Micaela accompagne. C'est ainsi que cela commence.
Elle, a à peine vingt ans. En plus d'avoir hérité de sa grand-mère un riche savoir médicinal, elle étudie à l'école d'infirmières avec pour ambition de devenir médecin.
On est dans les années trente. Micaela est noire et pauvre, mais elle aussi tenace et douée, portée par une volonté féroce de s'extraire de sa condition. La doctoresse qui lui enseigne certains rudiments du métier l'a par ailleurs prise sous son aile et lui promet de financer ses études, à une condition : que Mano Santa lui livre les secrets d'une plante aux propriétés aussi multiples que miraculeuses appelée coeur-de-vent, qui permettrait notamment de réguler les naissances.
A la demande du chanteur, la jeune femme l'accompagne dans sa tournée, à la fois amante et infirmière. Lors des longues transes que provoque le traitement, Carlos se confie, raconte son parcours d'enfant de famille modeste puis de jeune homme hors-la-loi, ses escapades dans les bas-fonds des villes que la quête d'un soulagement à son mal continue de lui faire fréquenter.
Elle a donc temporairement laissé la petite chambre du quartier misérable qu'elle occupe en ville, où lui parviennent les cris des marins ivres, des prostitués et les vagissements des bébés affamés, mais aussi la musique des bars où l'on diffuse les mambos de Xavier Cougat et les tangos d'Esther
Borja ou de Gardel, avec sa voix épaisse et mielleuse. Elle fréquente les loges de théâtre et les beaux hôtels, où sa couleur de peau suscite parfois des réactions outrées. Elle l'analyse avec le recul comme une parenthèse dans une période charnière de sa vie, partagée entre son amour pour sa grand-mère et ses ambitions, déchirée par les sacrifices auxquels elle devra consentir pour les réaliser.
Micaela, alors, veut tout, et surtout veut être multiple : maîtresse et érudite, indépendante et désirable, un peu sorcière et femme de sciences, autant de statuts entre lesquels elle ne conçoit aucune incompatibilité.
Depuis le seuil de la mort, elle s'interroge sur cette liaison : était-ce de l'amour ou un simple accord dont chacune des parties a su tirer profit ? Elle voit avec d'autant plus d'acuité les fragilités du chanteur que sur le moment, elle n'a pas vraiment décelées, alors préoccupée par ses propres désirs. Et si elle est depuis devenue celle dont elle rêvait, gynécologue, botaniste, et première femme de couleur à opérer contre la natalité galopante de son île misérable, où les enfants mouraient alors de faim, des vers et des épidémies, c'est, à l'aune de sa solitude, avec une profonde mélancolie qu'elle considère le chemin parcouru.
J'ai adoré ce roman où sensualité et énergie caribéenne s'entremêlent à la tristesse. J'ai aimé son histoire, ses personnages, son éloquence à la fois simple et poétique, qu'il s'agisse de dire la magie du chant ou les vertus des plantes. J'ai aimé la manière quasi charnelle dont la narratrice évoque les mécanismes naturels qui l'entourent, et dont elle a une conscience aigue et organique.
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