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Critique de boubou10588


Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=qfFifVTPVr8

En novembre 2021, le prix Goncourt récompense un auteur inconnu du grand public, pour son roman La plus secrète mémoire des hommes, le périple d'un jeune auteur à la recherche d'un livre disparu, le labyrinthe de l'inhumain. Jeu de mise en abime, rupture du récit, allégories, le roman de Mbougar Sarr est difficile à résumer, j'en ai fait une chronique à l'époque sur Babélio, je vous mets le lien en bio si vous voulez la lire, mais ce qu'il faut savoir, c'est que c'est un très bon livre, pas forcément aussi accessible que celui dont on va parler aujourd'hui, mais un livre à lire dans une vie selon moi, et le meilleur Goncourt lu depuis Chanson douce de Leila Slimani.
Dans de purs hommes, on découvre la situation compliquée des homosexuels au Sénégal, à travers le regard de Ndéné Gueye, un jeune universitaire. D'abord réticent à l'idée de faire preuve d'empathie pour leur cause, il va faire face à l'inhumain, à la violence, et voir le miroir que la différence lui tend.

Le titre : de purs hommes ?
Au Sénégal, explique le narrateur, les homosexuels sont appelés goor-jigeen, ce qui signifie homme/femme. On pourrait donc croire dans un premier temps que le titre fait référence à cela, dans le sens où les homosexuels ne seraient pas des hommes, du point de vue masculin, pas de purs hommes, mais un mélange entre les deux genres — cela par la population sénégalaise, j'entends. Qu'il y aurait donc une sorte d'impureté à être homosexuel, et le thème de la pureté revient assez fréquemment, puisque la religion prend une part importante dans la vie quotidienne des proches du personnage. Comme l'homosexualité est interdite par la religion, les homosexuels dans le livre sont punis, ne méritent même pas une sépulture décente — c'est le point de départ du roman : une vidéo dans laquelle on déterre un cadavre, sans doute celui d'une personne gay. Et donc cette scène d'une grande violence va changer le point de vue du narrateur, qui va comprendre, et s'opposer ainsi à l'opinion générale, que l'homosexuel est un pur homme, un pur homme parmi les autres : « Ce sont de purs hommes parce que à n'importe quel moment la bêtise humaine peut les tuer, les soumettre à la violence en s'abritant sous un des nombreux masques dévoyés qu'elle utilise pour s'exprimer : culture, religion, pouvoir, richesse, gloire… » En fait, c'est un miroir que nous tend Mohammed Mbougar Sarr, car ces purs hommes, ça pourrait être nous, c'est même, si on regarde à l'intérieur de soi, suffisamment sincèrement, déjà nous. Et penser à la célèbre phrase du pasteur allemand Martin Niemöller pendant la seconde guerre mondiale :
« Quand les nazis sont venus chercher les communistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas communiste.
Quand ils ont enfermé les sociaux-démocrates, je n'ai rien dit, je n'étais pas social-démocrate.
Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n'ai rien dit, je n'étais pas syndicaliste.
Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour protester. »
Parce que c'est de ça dont il s'agit, dans le texte, de la lâcheté — d'abord de celle de notre narrateur, qui va peu à peu se dissoudre, mais aussi de celle de tout un pays, de tous les concernés, tous ceux qui ont un proche homo, qui le sont eux-mêmes et ne se l'avouent qu'à demi-mot. Dans le livre, la dépouille déterrée a une érection et on se demande si ce membre impudent n'est pas là pour rappeler son existence, son appartenance au même monde que le spectateur/lecteur, une manière de dire « tu as refusé de me voir, me voici ».

Une quête impossible
Dans le texte, dès le départ, on assiste à une quête d'identité tragique. Déjà, à la mort de la mère du narrateur, et qu'il couche cette même nuit avec sa petite amie. « C'était une seule et même nuit et pourtant, où la douleur, l'infinie douleur, s'était si étroitement mêlée à la volupté charnelle que mon âme en était sortie épuisée, presque morte mais confortée dans ce qui, à mes yeux, fondait mon humanité profonde : le tragique. Ou la monstruosité. » L'ironie est tragique dans le sens où c'est en perdant une femme, sa mère, en se perdant dans une autre, sa copine de l'époque qu'affleure le thème de la différence, thème qui va irriguer tout le texte. À plusieurs reprises, des personnages vont dire à Ndéné Gueye qu'il est parti à la recherche de quelque chose d'impossible, puisque lui-même ignore ce que c'est. On comprend que c'est lui-même, qu'il cherche et que la réponse ne va pas lui plaire. Qu'il se perd plus qu'il ne se trouve, et s'embourbe dans le déni « le monde entier me demande depuis quelques jours ce que je cherche. Pourquoi faudrait-il, dis-moi, qu'il y ait nécessairement quelque chose à chercher ? Vous pensez tous que la vie réside dans l'obligation de trouver un secret, une révélation qui donne sens à notre existence. » La révélation va venir, mais je ne sais pas s'il ne faut pas voir aussi dans cette résistance, une résistance méta-textuelle. Est-ce qu'un texte doit forcément receler un secret, un mystère, une révélation pour être digéré ? L'auteur récompense son lecteur, en lui donnant une des dernières clés de compréhension de son roman, mais je ne sais pas s'il n'y a pas dans cette phrase un dépit, une fatalité.
La finitude de la littérature
La littérature est toujours en arrière-plan. Déjà parce que le narrateur est spécialiste, mais aussi parce qu'apparait vers la moitié du roman, une caricature, me semble-t-il, de Mbougar Sarr pleine d'autodérision. « un jeune écrivain à la mode, que je n'aimais pas (je détestais son style, trop classique, lourdingue, précieux parfois, et je n'aimais pas sa personnalité, son arrogance et sa prétention dissimulée derrière une fausse humilité et une sérénité calculée) », qui me fait penser à une prévision des critiques à venir (et ça s'est vérifié).
Ce jeune auteur est poussé au suicide, dans une mise en abime du texte, ce qu'on comprend qu'à la fin.
L'art, donc, si on y réfléchit, et voué à mourir, à imploser à cause de la morale. Quand on y réfléchit, ce n'est pas anodin que le personnage principal soit un spécialiste de la littérature. On pourrait penser au Coleman Silk de Philip Roth (et cette fois-ci, vraiment, pas comme dans le dernier Beigbeder). Parce qu'il est universitaire, parce qu'il défend une matière vouée à disparaître, des auteurs morts devant des classes vides, et c'est peut-être le message le plus triste du texte. Même s'il y a une résistance sous-terraine qui se met en place, même si la bigoterie est combattue, la littérature est une matière quasi-morte. Ce n'est pas l'homophobie qui la crève, (enfin, si, mais pas au départ), ce n'est pas l'interdiction de faire étudier Verlaine à ses étudiants (enfin, si, mais pas au départ), c'est le fait que la littérature n'intéresse qu'une espèce en voie de disparition. Et c'est aussi le constat qu'il aura dans son roman suivant, une faune rare, un peu affectée, un peu éthérée, c'est ce que sont les amoureux des lettres. La déclaration de décès est faite au début du livre, et tout ce qui reste, c'est essayer de démontrer l'inverse. (Et comme j'en avais déjà parlé dans ma vidéo sur Foenkinos, quand on regarde les avis/commentaires de certaines personnes pour La plus secrète mémoire des hommes, on a un goût amer dans la bouche quant à la réponse).
Et alors que tout est lourd de sens, tragique, Mbougar Sarr balaie tout avec son humour si léger, si nonchalant « le drame est que même ce dernier petit livre, que le jeune romancier avait sans doute voulu grave et beau, m'avait semblé assez nul et inutilement emphatique. »

Si je dois terminer sur une note moins dithyrambique, c'est que je trouve le style de ce roman plus simple, avec parfois une abondance d'adjectifs qui peut apporter un peu de lourdeur. Mais attention, je précise que mon barème, c'est son dernier roman, donc la barre est très haute. Si je devais comparer à une partie de la littérature actuelle (Nothomb, Beigbeder, Hassaine, Devers, Angot, les noms les plus mauvais qui me viennent en tête), ce serait quelque chose que je ne préciserais même pas.
Bref, c'est toujours agréable de voir l'évolution d'un auteur, de le voir gagner en force, et ce livre, c'est ce que j'en tire. Je ne dis pas que de purs hommes est un mauvais livre, loin de là, c'est un livre très efficace, très touchant, il parvient à s'approprier son sujet et nous faire éprouver ce qu'on doit éprouver. La maîtrise des effets est parfaite, on voit que la structure sert le récit et permet de rendre compte de la chute à la fois du personnage principal mais aussi de son pays. Mais il reste pour moi un livre un peu sage dans sa construction, un peu classique, je trouve qu'il n'a pas l'ampleur de la plus secrète mémoire des hommes, qu'il n'a pas son pouvoir d'évocation, sa force, celle d'avoir réussi à fusionner 3 ou 4 livres en un. Je suis en train de lire Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, et il y a quelque chose de commun aux deux auteurs : un gros récit tricoté dans plusieurs, une fable universelle sur l'humanité. On retrouve dans de purs hommes ce qui fait le sel de la plume de Mohammed MBougar Sarr, son ironie, ses changements de ton, ce thème aussi, de la quête impossible, qui est, je crois, celle de la langue, de la littérature. Je pense que Mohammed Mbougar Sarr est un auteur qui va encore nous étonner, et voir une telle maturité, une telle finesse est rare pour un auteur qui n'avait même pas trente ans à la sortie de ce second roman. J'ai hâte en tout cas du prochain.


Lien : https://www.youtube.com/watc..
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