Hybride entre le roman policier et la réflexion sociétale, ce roman dit beaucoup de choses en peu de pages. Il s'ouvre sur une scène de meurtre en public, j'aimerais dire sous les yeux médusés des témoins mais non. le silence est total et les regards vides, comme s'il ne s'était absolument rien passé. On est en Sicile et on se dit alors que pour commettre un acte de façon aussi éhonté au vu et au su de tout le monde, il faut se sentir sacrément intouchable. Qui suis-je ?
Le sicilien
Leonardo Sciascia s'est beaucoup attelé dans ses écrits à la démystification de la mafia dans son pays. Qui dans ce roman s'attelle elle-même avec beaucoup de soins à mystifier son existence et son champs d'action. La mafia serait une invention, mais une invention d'utilité publique attention, qui est là pour rendre service, prodiguer ses conseils en toute amitié voire pourquoi pas accorder sa protection et faire profiter de son pouvoir d'influence petits et grands. Son autorité valant à ses propres yeux celle de l'État. Mais tout cela est relatif, après tout sont-elles l'une comme l'autre légitimes ? Ne s'agit-il pas plutôt de luttes d'influence afin de tirer son épingle du jeu ? Telle est le discours ambiant, surtout celui des mafieux afin de justifier leur existence. Mais je m'égare. Pourquoi tout ce blabla puisque la mafia n'existe pas ?
Ce roman lance plusieurs pistes de réflexions dont certaines qui ne s'imposent pas naturellement à l'esprit si l'on ne baigne pas dans un environnement sicilien depuis toujours, et si la mémoire du fascisme de Mussolini n'a pas été transmise en héritage de génération en génération. Il n'est pas simplement question d'omerta et de déni à divers degrés, de craintes de représailles si l'idée incongrue de parler venait à faire surface. Pour cette méfiante population, une idée apparemment bien ancrée est que l'autorité et la violence dont fait preuve la mafia sont au fond aussi arbitraires que celles de l'État, sauf que lui le fait au nom de ses institutions et de sa légitimité constitutionnelle. L'autorité judiciaire peut devenir elle-même hors-la-loi lorsque des exactions sont commises dans un excès de zèle et restent impunies. Dans ce cas, à quoi bon collaborer avec les carabiniers contre la mafia ? le capitaine en charge de l'enquête dans ce roman est droit dans ses bottes, respectueux de ses interlocuteurs jusqu'au bout des ongles quelque soit leur bord. Il est prétexte à une autre réflexion : les avantages et inconvénients à rester dans le cadre constitutionnel lorsqu'il s'agit de faire appliquer la loi tout en sachant pertinemment que la mafia est l'adversaire et qu'elle a des accointances au plus haut niveau. Dans ses moments de dépits, le capitaine est parfois bien tenté de céder à la tentation d'utiliser des méthodes qui ne lui correspondent pas. Mais toujours le spectre du fascisme et des dérives de Cesare Mori – chargé d'éradiquer la mafia par Mussolini - reviennent et tuent dans l'oeuf ces velléités. Que ce soit du côté de la population ou des carabiniers, la question du rapport à la démocratie et à la dictature s'avère parfois ambiguë.
Dans ce roman qui se lit très attentivement, l'écriture est pleine de subtilités et avant tout fonctionnelle. Les descriptions sont réduites aux strict minimum, elles ne sont pas là pour embellir mais pour poser un décor qui a souvent son propre sens. Les personnages sont des vitrines, des fonctions chargées d'incarner les différentes facettes de la situation. Avant de mettre un nom sur eux, ils sont d'abord systématiquement présentés de façon anonyme avec quelques indices par-ci par-là. Les lieux le sont également et sont désignés par des lettres. Incitant ainsi le lecteur à réfléchir par lui-même, à faire les liens entre les personnages et les situations. Au-delà de l'enquête, il peut se faire son propre détective. Ces subtilités narratives permettent de focaliser l'attention sur le fond et non sur la forme, l'enquête policière n'étant qu'un prétexte. J'ai beaucoup aimé cette démarche qui est de tirer le lecteur par le haut et j'ai personnellement parfois pris ma lecture comme un jeu. Malgré un style assez austère, l'auteur parvient quand même à infuser un peu d'humour dans son récit. Parfois juste pour alléger les propos, parfois pour montrer tout le cynisme du discours mafieux. Avec un vrai talent pour dépeindre des personnages peu recommandables, à la croisée des chemins entre l'exagération méridionale et l'implacabilité mortelle :
« Si tu t'attaques à la Sainte Eglise, que puis-je bien te faire, mon cher ? Rien du tout. Je te dis seulement que tu es mort dans le coeur des amis. »
Adeptes également des métaphores qui claquent : « La vérité est au fond d'un puits. Vous regardez dans un puits : vous y voyez le soleil et la lune. Mais si vous vous jetez dans le puits, il n'y a plus ni soleil ni lune ; il y a la vérité »
Il y est aussi étrangement question de respect envers un certain type d'autorité judiciaire, une sorte de duel d'homme à homme.
L'auteur ne cache pas que la rédaction de ce roman a été un jeu d'équilibriste entre le message qu'il voulait faire passer et l'auto-censure pour ne pas froisser les susceptibilités. En tant que lectrice qui aime découvrir les livres sans arrière-pensées, je me félicite de ne pas avoir lu l'introduction en premier. Qui a à la fois le mérite de totalement spoiler l'histoire mais aussi d'apporter des éclairages sur la manière dont est construit et rédigé le roman : aspect théâtral et cinématographique, alternance par thèmes des parties paires et impaires, les jeux linguistiques sur les prénoms des personnages, les subtils et multiples jeux de miroirs. Tous ces aspects m'avaient totalement échappés et me font dire que si je relisais ce roman, je le percevrait probablement autrement. Détenir quelques connaissances supplémentaires sur la culture, la politique et l'histoire italienne aux XIX et XXème siècles m'aurait par ailleurs été bien utile.