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Homo Domesticus, une histoire profonde des premiers États" de
James C. Scott, est un essai original et de qualité sur l'émergence et la nature profonde des États dans leur jeunesse et leur maturation progressive.
James C. Scott, anthropologue de son état, adopte tout au long de son ouvrage un regard résolument anarchiste sur les États et leur apport à l'humanité et au monde vivant en général.
Car l'essentiel de son récit repose sur l'idée – qu'il appuie bien entendu de preuves aussi minces soient-elles parfois – que l'émergence des Etats aurait constitué un tournant liberticide dans l'histoire de l'humanité.
Cela ne l'empêchera cependant pas de conserver une posture critique et constructive vis-à-vis de la recherche et des données disponibles, archéologiques, littéraires, climatiques ou ayant lieu à la biodiversité.
Le titre même de l'ouvrage, ”
Homo Domesticus“, est à la base de sa thèse : en agissant directement sur son environnement, via notamment la domestication des animaux et des végétaux/céréales censés donner les meilleurs rendements, l'homme se serait ainsi lui-même domestiqué et cloisonné dans un espace aménagé par lui et dédié à la production agricole : c'est le concept de domus qui est ici développé.
Ce complexe appelé domus se serait distingué par une densité démographique sans précédent dans l'histoire de l'humanité, et une cohabitation voire promiscuité inédite entre Homo sapiens et les autres espèces animales (cochons, chiens, ovins, bovins, rats) végétales (céréales, légumineuses…) et les agents pathogènes et autres microbes responsables d'épidémies dévastatrices.
Cette domus constitue pour
James C. Scott la première phase de l'asservissement de l'homme, en comparaison de ses ancêtres et confrères chasseurs-cueilleurs au régime alimentaire plus équilibré, moins exposés aux épidémies et libres de se déplacer en fonction de leurs besoins. Ces premiers piliers à la base de la sédentarité constituent pour lui non pas une évolution mais une détérioration de la qualité de la vie humaine ; et également une structure indispensable à la formation des Etats archaïques.
Indispensable car permettant de rassembler en un espace restreint une densité de travailleurs sans commune mesure, plus simple donc à contrôler par des élites politico-militaire ; plus simple à réquisitionner pour la conscription ou les corvées, et surtout pour imposer ces groupes sédentaires sur leurs – potentiels – excédents agricoles.
C'est là qu'intervient un autre de ses concepts (développé à diverses échelles par d'autres auteurs), le couple céréales/main d'oeuvre sur lequel s'appuie l'Etat. Pourquoi les céréales ? Car celles-ci et particulièrement le blé et l'orge ont une maturation homogène et linéaire qui facilitait le “travail” d'imposition du collecteur d'impôt.
Citons à cet effet un adage sumérien mentionné en p. 172 : « Ce n'est rien d'avoir un roi ou un seigneur, l'homme à craindre, c'est le collectionneur d'impôt ».
De cet aménagement du territoire, continuellement modifié par l'homme pour améliorer l'irrigation des cultures, et amenant à une exploitation intensive des sols par un nombre toujours plus importants d'agriculteurs enchainés à ces terres ; vient l'esclavage massif et toutes les sortes de travail forcé possible. D'une part l'esclavage à l'encontre des populations vivant à l'intérieur de cette bulle et pouvant être exploitées facilement, mais aussi à l'égard des populations vivant en périphérie ou en dehors des frontières de l'Etat et constituant une main d'oeuvre potentielle en cas de perte de capital démographique au sein de la bulle centrale.
Il ne s'agit pas pour autant pour
James C. Scott d'attribuer aux Etats archaïques “l'invention” de l'esclavage, qui existait avant même le regroupement de populations au sein de centres urbains. C'est d'ailleurs un des points clés de cet essai : l'Etat n'a fait que s'appuyer sur tous les éléments, déjà cités ou non, (Domus, regroupement urbain, esclavage, commerce, écriture) en place pour certains depuis déjà des millénaires pour organiser son autorité et son contrôle administratif.
Marqueur de son engagement anarchiste, et peut être aussi par volonté de provoquer les tenants d'un récit liant systématiquement civilisation et grandeur des Etats,
James C. Scott lance dans la seconde partie de son essai un plaidoyer pour l'effondrement, et pour les peuples “barbares” ayant vécu pendant des millénaires en dehors de l'Etat ; à côté, en conflit ou en coopération avec eux.
Bien qu'il ne soit pas le premier à aller dans ce sens, ce point de vue de l'auteur est intéressant en ce qu'il nous pousse à changer notre perception du silence des sources, qu'elles soient littéraires ou archéologiques ; afin de ne plus considérer l'arrêt de constructions monumentales comme un arrêt de la production artisanale ou culturelle (désormais orale).
Et de citer en exemple les multiples cas d'interrègnes en Egypte, dans les multiples petits états mésopotamiens ou encore les “âges sombres” ayant touché le monde grec pendant plusieurs siècles ; et pendant lesquels se sont par exemple peu à peu constituées les épopées de l'Iliade et l'Odyssée.
Il faut bien garder en tête, que malgré sa volonté de rester le plus professionnel possible,
James C. Scott reste marqué par un biais en défaveur de l'Etat en tant que structure sociale et politique, comme le montre son apologie du monde barbare ; et que son objectif dans cet essai reste de le présenter sous ses aspects les plus inhumains. A confronter donc avec des chercheurs plus mesurés.
Mais rien ne vaut de lire cet essai par vous-même !