Citations sur Nagori, la nostalgie de la saison qui s'en va (84)
Dans ce temps si particulier, il nous semblait vivre chaque instant en trois temps -- hashiri, sakari et nagori. Chaque jour nous faisait découvrir une nouvelle vie, une nouvelle odeur, une évolution de la nature -- hashiri --, et nous en jouissions alors, immergés dans sa plénitude -- sakari --, tandis que déjà notre vie de l'instant progressait, au futur antérieur, sais dans un regard rétrospectif -- nagori. Cette temporalité d'une intensité exceptionnelle nous épuisait et nous remplissait de joie à la fois, nous étions secoués par les vagues du temps.
En ce sens, lorsque l'on goûte la cuisine de quelqu'un, l'on peut deviner, si ce n'est sa personnalité, du moins la relation qu'il entretient avec les produits, donc avec les saisons, le monde auquel il aspire, la vie qu'il cherche à offrir.
Ce n'est pas sans raison qu'on pose si souvent cette question d'apparence anodine : "Quelle est ta saison préférée ? " La question touche à la sensibilité de l'autre, elle sonde le lieu où se situent ses émotions. Pour une même saison, les raisons de l'attachement sont diverses, les relations que l'on noue avec elle sont différentes.
Un plat contenant du radis râpé sera dit miz-or-ae « mélange à la neige mouillée « en hiver, mais kasumi- ae « mélange au brouillard « au printemps.
La nourriture a ceci de particulier qu’elle nous introduit à la complexité de la saison par les plats, qui sont autant d’associations de plusieurs êtres vivants, ou qui le furent. Comme des corps célestes en rotation, chacun à une vitesse et sur une orbite différentes, qui soudain se rencontrent.
Il est vrai que les saisons nous permettent de comprendre, ne serait-ce qu'un peu, la vie de la nature qui nous entoure, quand les plantes mènent une vie si entièrement et si radicalement étrangère à la nôtre, telle qu'elle dépasse notre imagination, par la faculté qui est la leur de se cloner, de vivre des centaines d'années, de rester endormies et subsister seulement par les racines, puis de repousser, ou de se greffer.
Tout à la fois, les saisons tournent et reviennent tous les ans, chacune en son temps, mais ce n'est jamais deux fois tout à fait la même; elle est pareille et différente, identique et singulière. C'est sans doute là que réside le charme, et la grande question de la saison.
Les saisons, c'est un sentiment, une émotion. Nous entretenons avec chacune d'elles une relation intime et personnelle. Sentir cet attachement, quel que soit le moment de la saison que l'on préfère, c'est peut-être cela "être de saison" au sens de l'expression française. C'est être dans l'instant, être dans la vie.
Décaler les saisons, déjouer la succession du temps et des époques, c'est l'expression d'un grand fantasme pour nous autres mortels, contraints de suivre le cours du temps qui file à sens unique. Le temps que dure la dégustation, nous nous libérons de notre temporalité.
On croit parfois universels certains concepts qu’on estime essentiels à la vie, et on s’étonne d’apprendre qu’ils ne s’appliquent pas partout. C’est le cas, par exemple, des notions de « société », de « liberté » ou d’« amour », qui n’existent en japonais que depuis l’ouverture du pays au XIXe siècle, comme concepts traduits des langues européennes. Le constat étonne toujours les non-japonais.