lu en traduction.
Certainement la lecture la plus terrifiante qui me soit tombée entre les mains.
Sénèque, alors chargé d'instruire le jeune Néron, lui dédie un essai sur les vertus de la clémence.
C'est d'abord un texte magnifique, pénétré de bon sens qui n'a rien perdu de sa justesse des milliers d'années plus tard, bien qu'il nous soit parvenu incomplet. Des quantités de bienveillance, mais pas que. de l'expérience surtout, des trésors de sagesse légués par le maître à son élève. Des mises en garde, et le vertige d'entrevoir un monde dans sa réalité qu'il ne faudrait surtout pas contempler dans son entier, d'un seul coup, au rsique qu'elle s'effondre. Les idées travaillées vont bien au-delà de la seule clémence, transcendent le temps et l'espace, irrémédiablement engluées à la condition humaine. Je suis encore profondément convaincu et hanté par quelques révélations sur le monde qui m'ont sauté au visage comme des évidences affreuses, et dont je continue de disséquer l'application sur notre époque moderne, des années après ma première lecture.
Sénèque et son traité ne vous apprendront rien, mais réveilleront un savoir et une conscience en sommeil ; évident et irrémédiable. Les mécanismes de l'individu et les phénomènes des masses y sont pareillement présentés.
Ils ne sont pas nombreux, les textes qui me font penser plus loin que leur dernière ligne mais continuent de participer au tracé de ma vie d'homme. Voilà un livre essentiel qui vous rendra plus riche, plus complet de l'avoir lu, mieux préparé face à la vie.
Et puis il y a le contexte de son écriture. A la mort de Britannicus,
Sénèque le jeune félicite la clémence dans l'espoir non dissimulé d'en conaminer le jeune Néron. C'est là que l'horreur survient. Comment convaincre le futur tyran de ne pas céder à ses instincts ? Comment freiner la force avec des mots ? de ligne en ligne, on devine
Sénèque lutter contre la marche de l'Histoire, alors que la créature échappe à son créateur. D'un argument à l'autre, le percepteur joue ses meilleures cartes, déploie ses meilleurs effets pour prévenir son disciple de s'accomplir - et à travers chaque argument et chaque mise en garde, on devine le trait de caractère qu'essaie d'étouffer le philosophe chez son poussin de tyran. L'entreprise est si intense et désespérée qu'elle perd parfois en subtilité, et on craint de voir Néron s'en rendre compte alors qu'il lisait cette même phrase que nous sommes en train de lire. A l'heure de disserter sur la clémence,
Sénèque était déjà un homme terrifié par son élève. L'avenir finira de nous désenchanter ; non, la plume n'est pas plus forte que l'épée.
Il ne s'agit pas tant d'un traité philosophique que d'un vain effort. C'est l'histoire d'un navigateur qui lutte contre les éléments mais dont on sait pertinemment qu'il finira par sombrer dans la tempête qui grossit et s'épanouira sans lui. C'était un navigateur chevronné, peut-être le meilleur, et le voir échouer malgré le brio et la multiplicité de ses tentatives est une expérience aussi impitoyable que la mort elle-même ; être témoin de la chute de ce que l'humanité produit de plus capable dans son domaine nous invite au désespoir et au renoncement : son échec, c'est aussi le nôtre. Si lui n'était pas capable d'éteindre un feu naissant, quelles ambitions nous sont permises ? Une horrible lecture qui vous collera des frissons dans le dos.
Lire de la clémence, c'est regarder une étoile, ou plutôt sa lumière morte depuis longtemps, et l'écouter nous raconter comment le mal a triomphé du bien.