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Citations sur 10 minutes et 38 secondes dans ce monde étrange (104)

Sa mère lui avait dit un jour que l'enfance était une immense vague bleue qui vous soulevait et vous portait en avant, puis disparaissait juste au moment où vous croyiez qu'elle durerait toujours. Impossible de lui courir après ou de la faire revenir. Mais la vague avant de disparaître, laissait un cadeau derrière elle - un coquillage au bord de l'eau. A l'intérieur étaient préservés tous les sons de l'enfance.
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Peu après il avait remarqué les entailles sur l’intérieur de ses bras, et avait deviné qu’elle devait en avoir de semblables sur les mollets et sur les cuisses. Inquiet, il l’avait pressée de questions, auxquelles elle avait répondu par un haussement d’épaules. C’est bon, je sais quand je dois m’arrêter. Cette confession, car c’en était bien une, n’avait fait qu’aggraver son inquiétude. Lui, plus que quiconque, avant quiconque, avait su déchiffrer la souffrance de Leila. Un chagrin dense, profond, s’était emparé de lui ; un poing s’était refermé sur son cœur. Chagrin qu’il avait tenu caché de tous et nourri pendant toutes ces années, car qu’est-ce donc que l’amour sinon soigner la douleur de l’autre comme si c’était la vôtre ?
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D/Ali expliqua que dans les grandes villes européennes, les lieux de sépultures étaient soigneusement disposés et bien entretenus, et si verdoyants qu’ils auraient pu passer pour des jardins royaux. Mais pas à Istanbul, où les cimetières étaient aussi débraillés que les vies menées à la surface. Ce n’était pas seulement une affaire de propreté. À un moment donné de leur histoire, les Européens avaient eu la brillante idée d’expédier les morts sur les pourtours de leurs villes. Pas tout à fait « hors de vue, hors de l’esprit », mais à coup sûr « hors de vue, hors de la vie urbaine ». On avait établi des lieux d’inhumation au-delà des murs de la ville ; les fantômes furent séparés des vivants. Ce fut fait de façon rapide et efficace, comme de séparer les jaunes d’œuf des blancs. La nouvelle disposition se révéla très bénéfique. N’étant plus forcés de voir des pierres tombales – ces sinistres rappels de la brièveté de l’existence et de la sévérité divine – les citoyens européens galvanisés se lancèrent dans l’action. Une fois la mort chassée de leur routine quotidienne, ils pouvaient se concentrer sur d’autres sujets ; composer des arias, inventer la guillotine, puis la locomotive à vapeur, coloniser le Nouveau Monde et découper le Moyen-Orient… On peut faire tout cela et bien plus quand on éloigne de son esprit le fait perturbant d’être un simple mortel.
« Et Istanbul ? » demanda Leila.
S’appropriant le dernier morceau de baklava, D/Ali répliqua : « Ici c’est différent. Cette ville appartient aux morts. Pas à nous. »
À Istanbul les vivants n’étaient que des résidents temporaires, les hôtes non invités, ici aujourd’hui partis demain, et au fond chacun le savait. Les pierres tombales blanches croisaient les citadins à chaque tournant – au bord des routes, des centres commerciaux, des parkings ou des terrains de football, dispersées dans tous les recoins, comme un collier de perles dont le fil s’est rompu. D/Ali déclara que si des millions de Stambouliotes n’utilisaient qu’une fraction de leur potentiel, c’était dû à la proximité décourageante des sépultures. On perd tout goût de l’innovation quand on vous rappelle constamment que la Grande Faucheuse se tient au coin de la rue, sa faux rougie étincelant au soleil. Voilà pourquoi les projets de rénovation n’aboutissaient à rien, que l’infrastructure échouait et que la mémoire collective était aussi ténue qu’un mouchoir en papier. Pourquoi s’entêter à dessiner l’avenir ou à commémorer le passé quand nous glissons tous sur la pente vers la sortie finale ? La démocratie, les droits de l’homme, la liberté de parole – à quoi bon, si nous sommes tous sur le point de mourir ? L’organisation des cimetières et le traitement des morts, conclut D/Ali, voilà la principale différence entre les civilisations.
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Eh bien, ici, nous les femmes on doit toujours avoir sur nous une épingle à nourrice quand nous prenons le bus pour piquer le connard qui voudrait nous harceler. Je ne crois pas que ça soit pareil dans une grande ville occidentale. Il y a toujours des exceptions, bien sûr, mais au pif je dirais que l’indice qui mesure le mieux l’écart entre “ici” et “là-bas”, c’est le nombre d’épingles à nourrice utilisées dans les transports publics.
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C’était une période angoissante, rappellerait-elle par la suite à Nalan. Des civils innocents se faisaient tuer, chaque jour une bombe explosait quelque part, les universités étaient transformées en champs de bataille, des milices fascistes occupaient les rues, et la torture se pratiquait systématiquement dans les prisons. La révolution n’était peut-être qu’un mot pour certains, mais pour d’autres c’était une question de vie ou de mort.
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La religion avait toujours été pour elle source d’espoir, d’endurance et d’amour – un élan qui la soulevait d’un souterrain sombre vers une lumière spirituelle. Elle était peinée de voir que le même élan pouvait tout aussi aisément en faire dégringoler d’autres jusqu’au fond. Que les enseignements qui lui réchauffaient le cœur et la rapprochaient de toute l’humanité, sans distinction de croyance, couleur ou nationalité, puissent être interprétés de manière telle qu’ils divisaient, égaraient et séparaient les êtres humains, semant graines d’hostilité et flots de sang. Si elle était rappelée à Dieu un jour, et admise à s’asseoir en Sa présence, elle aimerait beaucoup pouvoir Lui poser juste une question simple : « Pourquoi acceptes-Tu d’être si souvent mal compris, Toi mon Dieu très beau et miséricordieux ? »
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Peut-être que la mort terrifie tout le monde, mais plus encore celui qui sait en son for intérieur qu’il a vécu une vie de faux-semblants et d’obligations, une vie formatée par les besoins et les exigences des autres.
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Du temps où elle vivait en Anatolie, Nalan avait vu de près les faucons se poser sur l’épaule de leurs ravisseurs, attendant patiemment la friandise ou l’ordre suivant. Le sifflet du fauconnier, l’appel qui mettait fin à la liberté. Elle avait remarqué aussi qu’on coiffait ces nobles rapaces d’un capuchon pour les empêcher à coup sûr de s’affoler. Voir c’est savoir, et savoir c’est terrifiant. Tout fauconnier a appris que moins l’oiseau en voit, plus il est calme.
Mais sous ce capuchon où il n’y avait aucun repère, où le ciel et la terre se confondaient dans un repli de toile noire, même réconforté, le faucon devait se sentir nerveux, comme en prévision d’un coup qui pouvait tomber à n’importe quel moment. Des années plus tard, Nalan avait le sentiment que la religion – et le pouvoir et l’argent et l’idéologie et la politique – faisait également office de capuchon. Toutes ces superstitions, ces prophéties, ces croyances privaient les humains de vision, les maintenaient sous contrôle, au fond elles affaiblissaient leur estime de soi à tel point que désormais ils avaient peur de tout et de n’importe quoi.
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Couvert de buissons d’armoises, d’orties et de centaurées, entouré d’une clôture aux fils distendus entre quelques piquets, c’est le cimetière le plus étrange d’Istanbul. Il ne reçoit pratiquement pas, ou pas du tout, de visites. Même les pilleurs de tombes aguerris préfèrent l’éviter, redoutant la malédiction des maudits. Déranger les morts vous expose à des risques, mais déranger ceux qui sont à la fois morts et maudits c’est courtiser le désastre. Presque tout individu enterré chez les Abandonnés est d’une manière ou d’une autre un proscrit. Nombre d’entre eux ont été rejetés par leur famille ou leur village ou la société en général. Accros au crack, alcooliques, joueurs, petits délinquants, vagabonds, fugueurs, pouilleux, personnes disparues, malades mentaux, épaves, mères célibataires, prostituées, proxénètes, travestis, séropositifs… Les indésirables. Parias de la société. Lépreux de la culture. Parmi les résidents du cimetière il y a aussi des assassins de sang-froid, des tueurs en série, des kamikazes, des prédateurs sexuels et, si déroutant que cela puisse paraître, leurs innocentes victimes. Le méchant et le bon, le cruel et le miséricordieux ont été plantés six pieds sous terre, côte à côte, rangées sur rangées oubliées du ciel. La plupart n’ont même pas la plus modeste pierre tombale. Ni nom ni date de naissance. Seulement une planchette en bois grossièrement taillée portant un numéro et parfois même pas, juste une plaque métallique rouillée.
(…)
D’autres tombes proches de celles de Leila étaient occupées par des révolutionnaires morts pendant une garde à vue. A commis un suicide, disaient les rapports officiels, découvert dans sa cellule avec une corde (ou une cravate ou un drap ou un lacet de chaussure) autour du cou. Les ecchymoses et les brûlures sur les cadavres racontaient une histoire différente, de tortures aggravées sous surveillance policière. Quantité d’insurgés kurdes étaient également enterrés ici, transportés dans ce cimetière depuis l’autre bout du pays. L’État ne voulait pas en faire des martyrs aux yeux de la population, aussi emballait-on soigneusement les corps, comme s’ils étaient en verre, avant de les transférer.
Les plus jeunes résidents du cimetière étaient les bébés abandonnés. Des nourrissons emmaillotés déposés dans une cour de mosquée, un terrain de sport noyé de soleil ou un cinéma mal éclairé. Ceux qui avaient de la chance étaient sauvés par des passants et confiés à des agents de police qui les habillaient et les nourrissaient gentiment, puis leur donnaient un nom – quelque chose d’optimiste comme Félicité, Joy, ou Esperanza, pour contrecarrer leur début malheureux. Mais de temps à autre il y avait des bébés moins fortunés. Une nuit dehors au froid suffisait à les tuer.
En moyenne cinquante-cinq mille personnes mouraient à Istanbul chaque année – et environ cent vingt d’entre elles seulement finissaient ici à Kilyos.
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Au-delà de la chaussée, derrière des murs protecteurs, des snipers avaient été disposés dans les étages élevés de l’Intercontinental. Leurs armes automatiques tiraient en rafale, dirigées droit sur la foule. Un hurlement déchira le silence stupéfait des manifestants. Une femme pleurait ; quelqu’un d’autre hurlait, disait aux manifestants de courir. Ce qu’ils firent, sans savoir où aller. (…)
Le lendemain, 2 mai, on ramassa plus de deux mille douilles de fusil dans la zone autour de Taksim. D’après les rapports, il y eut plus de cent trente personnes grièvement blessées. (…)
Il faisait partie des trente-quatre décédés, la plupart piétinés à mort dans la débandade rue des Chaudronniers.
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