Citations sur L'Île aux arbres disparus (232)
Les immigrants de la première génération sont une espèce à part. Ils s’habillent en beige, gris ou brun. Des couleurs qui n’attirent pas l’attention. Des couleurs qui chuchotent, qui ne crient jamais. Des manières cérémonieuses, un désir qu’on les traite avec dignité. Ils se déplacent avec une légère gaucherie, pas tout à fait à l’aise dans leur environnement. A la fois pénétrés d’une éternelle gratitude pour les chances que la vie leur a offertes et marqués par ce qu’elle leur a arraché, jamais à leur place, séparés des autres par quelque expérience muette, comme les survivants d’un accident de voiture.
Kostas sourit à sa fille. « Ada n’a pas beaucoup d’appétit le matin. Je suis sûr qu’elle mangera plus tard.
-Plus tard, ce n’est pas pareil, dit Meryem. Il faut petit-déjeuner comme un sultan, déjeuner comme un vizir, dîner comme un mendiant. Sinon l’ordre est entièrement rompu. »
Ada remit le téléphone dans sa poche. " De toute façon, je crois que tu en demandes trop aux femmes. Tu veux qu'elles se sacrifient au bonheur des autres, qu'elles essaient de faire plaisir à tout le monde et se conforment à des critères de beauté qui n'ont aucun fondement dans la réalité. Ce n'est pas juste.
- Le monde est injuste, répliqua Meryem. Si une pierre tombe sur un oeuf, c'est mauvais pour l'oeuf ; si un oeuf tombe sur une pierre, c'est encore mauvais pour l'oeuf.
Ada étudia un moment le visage de sa tante. "Je pense que rien ne nous oblige, nous les femmes, à être si dures envers nous-mêmes.
Si vous allez à Chypre aujourd'hui, vous trouverez encore des tombes de veuves grecques et de veuves turques, gravées dans des alphabets différents mais formulant la même requête:
SI VOUS TROUVEZ MON MARI,
VEUILLEZ L'ENTERRER PRES DE MOI
On n’a pas de langue commune, vous vous dites, et puis vous saisissez, le chagrin est une langue. Nous nous comprenons entre nous, tous ceux qui ont un passé tourmenté.
Le passé est un miroir sombre, déformant. Tu le regardes, tu ne vois que ton propre chagrin. Il n’y a là aucune place pour la douleur des autres.
Une carte est une image à deux dimensions marquée de symboles arbitraires et de lignes incises qui décident qui sera ton ennemi et qui ton ami, qui mérite notre amour, qui notre haine, et qui notre simple indifférence.
La cartographie est un synonyme pour les histoires racontées par les vainqueurs.
Quant aux histoires racontées par ceux qui ont perdu, il n’y en a pas.
Si les familles ressemblent à des arbres, comme ils disent, des structures arborescentes aux racines mêlées et aux branches individuelles adoptant des angles bizarres, les traumatismes familiaux ressemblent à de la résine épaisse, translucide qui coule d'une entaille dans l'écorce. Ils coulent à travers les générations.
Malgré tout, il me faudrait sept ans avant d'être à nouveau capable de porter des fruits. Car c'est cela l'effet qu'ont sur nous les migrations et les relocalisations : quand on quitte son foyer pour des rivages inconnus, on ne continue pas tout simplement comme avant ; une partie de soi doit mourir à l'intérieur pour qu'une autre puisse tout recommencer.
C’est une malédiction, cette mémoire tenace. Quand les vieilles Chypriotes souhaitent du mal à quelqu’un, elles ne demandent pas qu’un terrible malheur le frappe. Elles ne prient pas pour que surviennent des nuages de foudre, des accidents imprévus ou de brusques revers de fortune. Elles se contentent de dire :
Que jamais tu ne parviennes à oublier.
Que tu descendes dans la tombe avec tes souvenirs.
(p. 49, “Figuier”, Partie 1, “Comment enterrer un arbre”).