Le chaman Lucero Tanguila avoue : il n'a pas les yeux pour lire, il est aveugle devant le livre.
« […] je te réponds que si tu n'as pas les yeux pour le livre, moi je n'ai pas les yeux pour la forêt. On n'apprend pas dans les écoles à regarder vraiment le monde, à l'écouter. J'écris pour noter ce que je vois, ce que je sens. Comme à surligner les instants. La page retient ce qui m'échappe, dans ce foisonnement de jungle, elle m'aide à ne pas oublier ce que je vis avec vous. » – p. 43
Merci à Anne Sibran d'avoir écrit, noté et de nous avoir livré cette belle histoire qu'est celle de l'enfance d'un chaman. Si elle dit ne pas avoir les yeux pour voir la forêt, elle a cependant le don de conter et de coucher sur le papier les sentiments, les émotions, les balades et ces histoires si cruelles et si tendres à la fois… Dès les premières pages -non, dès les premiers mots !- la langue d'Anne Sibran envoûte. Elle nous prend par la main pour la suivre petit pas par petit pas dans un voyage si singulier, si juste et si plein d'humanité et de sagesse. Un voyage à travers la forêt mais aussi dans le temps, derrière un jeune chaman de huit ans à peine laissé seul pour son initiation à l'herbe du tigre, au « remède », et derrière les traces de ce même chaman des années plus tard. Un voyage dans la peau du tigre ou de celui du serpent, dans la peau écailleuse du Boa à travers laquelle on découvre toute la nature environnante, les qualités et les travers de l'Homme, où l'on apprend à apprivoiser chaque être, à commencer par soi-même.
Quelle belle écriture, quelle poésie ! C'est si beau qu'il en devient difficile de trouver les mots justes pour décrire une lecture si singulière. Ceux d'Anne Sibran sont à la fois doux et puissants. J'aimerais tant rester dans le verbe à fleur de peau, et vous murmurer tendrement à l'oreille pourquoi lire Enfance d'un chaman, ou le scander et le crier au monde tel Baltazar Tanguila, l'oncle de l'enfant, qui crie à la forêt.
« Sentant la chaleur affluer dans ses veines, Baltazar Tanguila s'ébroua lentement. La faim revenait. Il attrapa une des bêtes blotties sous ses cuisses pour la croquer comme un fruit. le sang éclaboussé sur ses lèvres réveilla une joie. Il lança son cri vers le ciel. Un nuage de perroquets s'envola en hurlant. » – p. 57.
Ou comme le cri du petit Lucero à ses huit ans, bien seul…
« Comme c'est le premier cri d'homme dans cette forêt intacte, il déchire la nuit naissante pour revenir aussitôt vers toi. L'écho est si pur de cette rage ricochant sur les troncs que tu prends peur que l'on t'entende. Que les esprits accourent, qu'ils t'envoient des visages grimaçants, des bêtes énormes, qu'ils fassent germer ces terreurs qui t'habiteraient à chaque instant. » – p. 17
Enfance d'un chaman est un livre à dévorer comme on boirait les paroles d'un conteur, un récit captivant mêlant passé, présent et futur comme le temps que savent apprivoiser les chamans.
« le temps vous vient de partout, comme les rayons du soleil, il vous chauffe, il vous perce, semble s'éteindre parfois. Il ondule, tourne en rond. Vous ne connaissez pas ce futur qui recule devant nous à mesure que l'on avance. Qu'un temps intense et un temps mou. Vous ne connaissez pas non plus ce passé révolu, tombé derrière comme une mue. Vos seuls repères sont les contes. Ils traversent vos vies avec des pieds de métronomes pour y mettre un peu d'ordre et de poésie à la fois. » – p. 199
Une lecture pleine de poésie, de sagesse, une belle leçon de respect de la nature et de l'autre. Soyons heureux de ne pas être aveugles devant les mots, tant ceux d'Anne Sibran sont beaux !
Je ne remercierai jamais assez les éditions Gallimard et Babelio de m'avoir fait découvrir ce beau roman et la plume d'Anne Sibran. Mille excuses encore pour le temps qu'il m'a fallu pour trouver les mots...
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