Citations sur Là où vivent les hommes (85)
Il faisait bon, ce matin-là, qu'agrémentait une petite brise encore subtilement imprégnée des parfums de l'été, et le soleil tardait à décrocher les paquets de ouate du sommet des pins, au coeur d'un monde devenu lui aussi moutonneux, d'une exquise douceur.
J'avançai dans la pelisse rousse des fléoles que négligeaient les brebis, poussées par l'espoir vain d'une doline préservée de la canicule.
Je flottais, ivre de ciel, partant dans des aubes lasses de trop de lumière accumulée pendant l'été, au cours de ces journées languides que le début de l'automne adoucissait grâce à des caresses inespérées.
Je le suivis en observant les étangs de brouillard dans les dolines, d'où émergeaient quelques prunelliers déjà en fleur.
Il est assez riche intérieurement pour se satisfaire du monde qui l'entoure, préférant suivre des yeux le vol majestueux des milans qui hantent ces solitudes auxquelles il a voué sa vie, ou s'absenter dans la contemplation du magnifique bleu des muscaris que le printemps fait surgir de la roche, ici, dans un miracle éblouissant de vie.
En montant sur ces hautes terres pour la première fois, moi qui n'avais vécu que dans la foule des villes, le bruit et la fureur du monde, je découvris un univers qui m'était totalement étranger : la vastitude primitive et sauvage d'un causse, ses dolines et ses avens, ses fleurs aux couleurs aiguisées par le vent, sa sauvagerie secrète, ses oiseaux libres, sa solitude et son silence.
Ce fut cet après-midi-là que je sentis réellement "le poids de l'instant" c'est-à-dire l'arrêt brusque du temps, comme si je pénétrais dans une sorte d'éternité qui suspendait l'écoulement des minutes et des heures. Moi qui avais toujours couru après le temps, pressé par le travail, les rendez-vous, les repas d'affaires, je découvrais dans l'immobilité forcée une pesanteur qui me faisait mesurer le poids de la vie soudain arrêtée, la conscience d'être vivant uniquement pour soi, la pensée profonde d'exister sans rien avoir à faire d'immédiat.
Les agneaux nouveau-nés, l'innocence paisible des oiseaux, l'impassibilité sereine des pierres, les fils d'argent des cheveux d'ange, le bleu profond des muscaris m'avaient rendu à moi-même.
Mais désormais, ayant mesuré la fragilité de la vie, j'avais compris qu'il fallait la protéger là où elle était la plus faible, et que tout le bonheur du monde se trouve dans les plus petites choses.
Chaque jour fleurissaient de nouvelles plantes, de nouvelles fleurs : les carlines, les amélanchiers poudrés d'un blanc laiteux, ces stipes pennés qui deviennent les merveilleux cheveux d'ange délicatement caressés par le vent.