Concarneau ... Encore la Bretagne - et même le Finistère ... Et encore et toujours l'eau ... Dommage que, tout comme "
Maigret & le Tueur" fait de l'ombre à "
Maigret & le Marchand de Vin" , "
Les Demoiselles de Concarneau" ont, de leur côté et pour les mêmes raisons, des raisons de simple chronologie éditoriale toute bête, à souffrir de l'éblouissant "Long Cours" qui les précède.
Après le climat pesant, écrasant de routine coloniale et de dépaysement systématique, après la vulgarité narcissique et boudeuse d'une Charlotte Godebieu bien déterminée à réussir, dût-elle, pour ce faire, écraser tous ceux qu'elle rencontre, après la mutation extraordinaire - et à rebours pourrait-on dire - d'un Jef Mittel qui, toute sa vie, fut d'une faiblesse navrante mais mourut pour ainsi dire avec la noblesse du lion abandonné dans la brousse par les siens, après la carrure, les braillements, les excès et la générosité de gros ours de Mopps le Placide, capable pourtant de se transformer en fauve parce qu'il a dans la peau une femme qui, moralement et sentimentalement ne lui arrivera jamais à la cheville,
Après un Dunkerque où la pluie s'amuse avec les vagues de brouillard, après un Panama accablant de moiteur et crucifiant de soleil, après le retour à la gaieté légère et bonne vivante de Tahiti,
Après les armes de contrebande dans les soutes du "Croix-de-Vie", après les fonctionnaires à demi-morts de chaleur et d'alcool qui ferment les yeux sur les éventuels problèmes judiciaires d'un tel ou d'une telle,
Après cette authentique tragédie grecque assaisonnée à la sauce
Simenon,
L'auteur belge replonge son lecteur dans un paisible famille de marins. Mais pas n'importe quels marins, des marins qui possèdent deux bateaux et un troisième en préparation, sans compter des terres, là-bas, à l'extérieur de la ville, des marins aisés chez qui le chef de famille, Jules Guérec, vit littéralement cerné, malgré ses quarante ans, par ses deux soeurs encore célibataire, Françoise la paisible et Céline, dont la relation quasi-fusionnelle avec Jules éveille souvent, je l'avoue, de curieuses sensations d'ambiguïté. Il y a une troisième soeur, Marthe mais elle a épousé Emile Gloaguen, inspecteur à la police locale et elle a ses enfants et sa propre maison. Néanmoins, chaque
dimanche, on échange le repas traditionnel. Et l'on parle et l'on reparle des affaires, de la mer et de ses marées, des filets qui doivent être réparés, des sommes qu'on peut espérer pour le mois ... Et tout ça au milieu des menus bruits traditionnels, qu'on entendait aussi du temps des parents : le balancier de l'horloge, les rumeurs du Concarneau dominical, les cloches qui sonnent, les porcelaines qui tintent, la soupe qui s'écoule doucement dans les assiettes, le vin blanc, toujours à température idéale et le rouge, toujours chambré ... Et tout ça dans une odeur d'encaustique qui parviendrait à faire croire au lecteur que la poussière et le désordre, ça n'existe pas - mieux : ça n'a jamais existé.
De temps en temps, quand il a, disons, certains désirs, Jules va à Quimper et il a bien du mal à cacher à Céline, qui tient les comptes, le modeste accroc fait au budget par ses fredaines déjà regrettées à peine accomplies. Céline, silencieuse, énigmatique, un tantinet méprisante, détourne les yeux : les hommes, n'est-ce pas ...
Et la vie continue, s'écoulant au rythme des marées et des départs en mer et pourtant s'écoulant aussi au goutte à goutte. C'est une Vie qui ne vit pas, en somme.
Jusqu'au jour où, par un hasard aussi stupide que terrible, Jules, de retour de Quimper, renverse l'un des petits Papin et, sous le choc, se demandant avec horreur ce que va dire Céline, prend la fuite. L'enfant décède le lendemain, laissant derrière lui son jumeau et sa mère, Marie, maigrelette, une vraie crevette, peu aimable de nature, une femme résignée, avec un frère, Philippe, bien gentil mais qui n'a pas toute sa tête et à qui personne ne propose de travail parce "c'est un débile."
Hanté par son crime involontaire et encore plus par sa fuite, Jules Guérec va tout faire pour, dans un premier temps, aider autant que faire se peut aider la famille endeuillée. A l'exception de Philippe, qui le regarde avec bienveillance, Marie et son dernier fils restent sur la défensive car, pour eux deux, Guérec restera toujours un riche tandis qu'eux sont pauvres. C'est ainsi, c'est la vie, c'est pour ainsi dire la loi : et les riches comme les pauvres se doivent de rester à leurs places respectives.
Et tout cela se passe dans l'espionnage incessant - voyez-vous un autre terme ? - dont Céline (on la dirait, je vous jure, à certains moments littéralement amoureuse de Jules) accable Guérec. Françoise ne fait que suivre - elle serait si heureuse si on la laissait s'occuper uniquement de son ménage ... Quant à Marthe, elle fait semblant de ne rien voir mais forcément, par son mari, elle apprend certaines choses.
Quel film aurait donné pareille atmosphère si
Chabrol eût tenu la caméra ! Car c'est à ce cinéaste - auteur de la magistrale adaptation des "Fantômes du Chapelier"* du même
Simenon - que font penser ces "Demoiselles de Concarneau" à la fois si bien élevées et si envahissantes. Famille, bourgeoisie ici maritime, convenances, ce qu'il faut faire, ce qu'il ne faut pas faire, ce qui est toléré (tout le monde s'en fout, finalement, que le petit Papin ait été tué accidentellement par le riche Jules Guérec), ce qui ne l'est pas (mais pas question que, en guise de "réparation", il épouse sa mère, la Marie, qui ne sera jamais que Marie-Papin-La-Fille-Mère, celle qui, selon l'expression de la région, "a percé son sabot" un peu trop jeune par un homme dont on ignore tout ou presque), cet entêtant parfum d'encaustique avec les patins qui vont avec (je ne me rappelle pas que
Simenon en parle mais je puis vous certifier les avoir "vus" dans cette maison si soignée, si bourgeoise, si bien tenue) et surtout cette fin à l'image du destin étriqué des Guérec, cette fin qui les rapetisse jusqu'à ce qu'il n'y ait plus en lice - et pas à Concarneau mais en Provence - ce couple étrange, improbable et si dérangeant de Jules et de Céline Guérec.
Et quel dommage que, chronologiquement, sur le plan éditorial, "Les Demoiselles ..." viennent après "Long Cours." Tenez, je vous donne un conseil : arrangez-vous pour les lire éloignés l'un de l'autre car, à bien y réfléchir, bien que taillés sur des patrons bien différents, tous deux détiennent, dans le fond, la même efficacité, noire, désespérée, inflexible - avec néanmoins un peu plus de perversité, tout compte fait, dans "
Les Demoiselles de Concarneau", en raison de ce sang fraternel qui coule dans les veines de Céline et de Jules.
Quoi qu'il en soit, là encore, c'est du grand
Simenon qui nous prouve, si nous avions encore besoin d'être convaincus, que l'écrivain liégeois était un romancier universel. Bonne lecture - et n'oubliez pas mon conseil !
Nota Bene : il me semble d'ailleurs me rappeler que
Chabrol a tourné son film à Concarneau. ;o)