Elle ne veut plus jamais qu'un homme compte autant pour elle.
Quand elle s'est sentie un peu remise de sa grippe, Gemma a quitté Charlie pour rentrer chez elle, à Shepherd Bush, le 12e arrondissement de Londres.
Et là, dit son journal, elle succombe à un virus bien plus éprouvant nommé AMOUR. Putain d'amour, comme elle l'écrit, putain d'amour qui l'a poussée dans les bras de ce putain de Patrick. Qu'elle aimait comme elle n'avait jamais aimé personne. Qui l'a jetée. D'où le putain d'amour ! Elle ne veut plus jamais qu'un homme compte autant pour elle. Sans parler du gavage ! Elle a pris huit kilos. Patrick l'a bourrée, engraissée comme une truie, puis la quittée pour Pandora Kent (taille 36).
L'histoire du gavage a l'air vraie. Patrick l'a emmenée dans trente-cinq restaurants, chiffre prodigieux compte tenu de la brièveté de leur liaison. Cela dit, le métier de Patrick était de manger. C'était le critique astronomique de CITIZONE.
Mais je ne peux imaginer sa déprime... ces petites pièces sombres, encore plus sombres et plus petites quand son mari s'y trouve.
Comme je l'ai dit, c'est le printemps à présent et les pommiers des Bovery sont en fleurs. Il y a un camion de déménagement devant la maison : les nouveaux propriétaires s'installent. Ils sont anglais, eux aussi, comme les Bovery. Un couple. Il est plus âgé qu'elle, me dit Martine. Elle a croisé la femme dans l'allée. Elle s'appelle Jane. Jane Eyre.
À mes yeux, bien sûr, Gemma exhalait l'adultère. Pas seulement à cause du soin qu'elle prenait de son apparence. L'approcher, même d'assez loin, c'était la trouver irrésistible. Impossible d'y échapper. C'était sentir les yeux qui cherchaient la chaleur, le sourire plein feux, c'était se perdre dans un orage de phéromones.
Était-ce la désinvolture qu'elle mettait à cette affaire ? Était-ce le chewing-gum ? Était-ce son jogging ? Je veux dire, tout de même ! Pour un rendez-vous d'amour, la femme française se parfume, se fait belle, un peu sexy, non ? Mais Gemma... elle aurait aussi bien pu aller étriller son cheval.
Sachant cela, je me rappelle avoir éprouvé une étrange jubilation. Ça signifiait que Gemma et lui pourraient se revoir. J'avoue que mon imagination s'est emballée : je les voyais déjà nus, enlacés. Ce qui m'a fait rire tout haut. Quelle absurdité. La vie imitant le chef d'œuvre de Flaubert : Madame Bovary croisait le chemin du châtelain local, Rodolphe, tout comme Gemma venait de croiser celui d'Hervé, quelques instants plus tôt.
Je dis "tout comme" mais ce n'était en rien comparable au roman - la Vie imite rarement l'Art. L'Art a une certaine pertinence, alors que la Vie...
Je ne peux m'empêcher de me sentir abjectement voyeur tandis que, phrase à phrase, je traduis les six pages du journal. Un travail ardu. Je ne m'arrête pas, même quand j'entends ma femme rentrer du magasin - il est normal que je me trouve à mon bureau à cette heure-ci et elle a appris à ne pas me déranger. Et aussi, je suis convaincu que Martine ignore tout de mes relations avec Gemma et de mon récent chagrin. Elle pense que c'est mon côlon irritable qui me tient éveillé la nuit.
"Est-ce là ce qu'est la vie ?" ai-je pensé en regardant les fusées, "un bref élan vers les étoiles, un magnifique éclat, bang, et juste un bâtonnet qui retombe ?"
Félicité d'avoir prouvé qu'avec un peu de mise en scène, la Vie pouvait être parfaite.