L'herbe

elle se rappellera cela : pas exactement le dialogue, pas exactement les mots dits ou redits, répétés ou ressassés, mais les deux voix se répondant, alternant, se mariant, se fondant dans sa mémoire en une sorte de bloc unique, indivisible, questions et réponses soudées dans cette espèce d'implacable et absurde enchainement de tout dialogue, de toute parole […]

Sabine avait encore une fois changé de sujet (si tant est qu'une femme cesse jamais de parler du même sujet, de la seule et unique chose qui l'intéresse, et si tant est encore - car ce serait sans doute être trop injuste de s'en tenir aux femmes - si tant est que les tonnes de discours, de volumes, de ratiocinations, de fictions, de spéculations accumulés par l'homme aient jamais eu pour sujet autre chose que la même préoccupation, cette insoluble interrogation : lui-même)...

[Extrait des comptes de la tante]
Martin pour faire le puits d'écoulement à la cave 83 heures de travail à 2 fr. l'heure soit 166 fr., Martin nous redevait 146 fr. sur 600 que nous lui avions prêtés, nous devons lui rendre 20 fr. Deux pelotes coton à repriser 3 fr. 20. Début de la maladie de notre père. Une plaque de bicyclette 18 fr. Crépissage de la façade sur jardin 645 fr. Six douzaine d'oeufs pour conserves à 5 fr. 25 soir 31 fr. 50. Médicaments (vin et pilules) 20 fr. Location du pré Boichaille 75 fr. Frais de succession payés à Maître Fabre 2.950, (...)

Qu'est ce que tu as, Rien, Si qu'est ce que tu as, Rien je te dis que veux-tu que j'aie qu'est ce qui te prend maintenant qu'est-ce, Pourquoi fais-tu cette tête, Quelle tête, Cette tête, Je ne fais aucune, Non tu crois peut-être que je suis idiot tu te figures que je ne sais pas très bien quand tu as quelque chose même quand tu essaies, Tu sais oh mon pauvre Georges tu sais mon Dieu je voudrais savoir ce que tu sais et ce que tu t'imagines savoir (...)

... c'est-à-dire le monde (choses, animaux, gens) non pas s'arrêtant, s'interrompant de vivre, mais poursuivant son existence compliquée, inquiétante et incompréhensible sous cette forme rassurante et perfide de l'apparente immobilité.

la voix de Sabine parut se déchirer soudain, se tordre, s'élevant dans un cri, une protestation désespérée, furieuse (et même hargneuse, indignée, butée), disant : "je ne veux pas mourir"