Citations sur La maison-guerre (13)
Adorables capucines, dont les larges et rondes feuilles d'un vert si tendre font au soleil vers lequel elles se tendent de toute la force de leurs tiges serpentines des disques de lumière plus magnifiques encore que leur fleur orange. Pourquoi cette seule image suffit-elle à m'émouvoir, comme si là était une vérité profonde, plus intime que tout autre souvenir? Peut-être parce que c'était par elles, les petites fleurs safranées à l'étrange parfum, que commençait chaque matin pour l'enfant que tu étais l'exploration du jardin et la découverte de la solitude.
Quand je suis fatiguée d'ici, des gens et des choses d'ici, c'est là-bas que je retourne. À la maison. Cette maison qui n'existe pas, qui n'existe plus. Cette maison qui ne m'a jamais appartenu. Mais qui est si profondément mienne qu'elle est la seule de toutes les maisons où j'ai vécu à travers laquelle je pourrais encore me promener les yeux fermés.
C'est un jeu, délicieux et cruel : les véritables jeux ne le sont-ils pas ?
Ton père est arrivé un samedi matin d'octobre. Tu n'y pensais presque plus, à l'arrivée de ce père fantôme...
"Ma toute petite, il a dit, exactement comme Véra aurait pu le faire, ma toute petite, enfin !" Et il te serrait fort contre lui, toi la sauvage, blottie sur ses genoux comme une très petite, une très petite qui s'est mise enfin à pleurer, le visage enfoui contre sa veste...
Je repousse derrière moi le vantail rétif enchevêtré de feuillage... Il se referme avec ce claquement familier qui dit l'arrivée, le monde extérieur écarté... J'entre. Un coup d'oeil à la boîte à lettres dans laquelle une petite ouverture permet d'apercevoir le courrier...
Chaque matin tu venais dans l'anxiété voir si ta mère avait écrit, si apparaissait l'enveloppe bleue et l'écriture tremblée aux grands jambages que déjà, à quatre ans, tu savais reconnaître. Souvent, il n'y avait que les journaux, le vilain Rustica d'oncle Albert, son triste Figaro ; Modes et Travaux pour tante Gabrielle et, pour la très vieille dame, qui ne pouvait plus guère le lire, L'Aurore, que tu apportais fièrement et sans te tromper à leurs destinataires. Pour tante Mathilde, parfois, Les Nouvelles littéraires.
"Vois-tu ma chérie, m'avait-elle dit en arrangeant doucement quelque chose dans mes cheveux en désordre, l'âme d'une maison, ce sont les souvenirs de ceux qui ont vécu là, de ceux qui y vivent et qui apportent parfois le souvenir d'autres maisons. Il arrive parfois que tout cela parle, que les souvenirs et les vies se mêlent, chuchotent..."
Car c'était tout cela l'âme d'une maison: l'entrelacs des vies, la persistante mémoire de tendresse, de chagrins, d'espoirs, d'émerveillements.
Non, la maison n'était plus, les êtres qui l'avaient aimée étaient morts, ceux qui l'avaient connue avaient disparu, mais son âme parlait plus fort, plus fort que l'oubli, plus fort que la mort, plus haut que mon propres souvenir, d'une voix plus vaste et plus profonde, celle de la vie toujours recommencée.
Le soir, des bruits sortent de l'obscur et te parlent : un grincement, un craquement, un glissement sourd... (...) À gauche, il y a un grand coffre recouvert d'un tissu bariolé. C'est le passage dangereux. Chaque fois, tu crois que l'étoffe a bouge, que le couvercle du coffre va s'entrouvrir et que la main va paraître, te happer avant que tu n'aies pu atteindre les marches... Cette main que tu n'as jamais vue, dans ton ne t'a jamais parlé, mais dont tu sais très bien qu'elle est là, dedans, et qu'elle t'attend.
p.91 La guerre, tu sens bien qu'il s'agit de quelque chose qui te concerne, qui concerne ta mère, puisque votre séparation en dépend, mais tu ne comprends pas ce qui est dit par les gens de la radio, tu n'entends pas ce langage. Les tantes et l'oncle ont l'air anxieux.
p.11 Quand je suis fatiguée d'ici, des gens et des choses d'ici, c'est là-bas que je retourne. A la maison. Cette maison qui n'existe pas, qui n'existe plus.
...
C'est un jeu, délicieux et cruel, comme tous les véritables jeux. On peut le pratiquer partout, dans la foule du métro, ou prisonnier d'un long voyage en train, ou quand, au cœur de la nuit, on se réveille dans l'étonnement triste de sa vie. Alors, on s'en va, on retourne à la maison. La sienne. La maison secrète. Chacun en a une. Pour moi, c'est la maison-guerre, comme je l'appelais dans ma tête d'enfant.