Citations sur La montagne en sucre (25)
Henry était pondéré, inoffensif, réticent même à annoncer sans ambages qu’il venait pour la voir elle et non son père, au point qu’il s’était montré capable de passer une demi-douzaine de soirées au salon à converser avec Nels Norgaard sans adresser plus de dix mots à Elsa. Il était posé, incapable d’un mot dur envers quiconque, gentil, si digne de confiance mais si dépourvu de charme. Comme il était dommage, songea-t-elle une fois en soupirant, que Bo, avec son aisance insolente, son intelligence, son physique puissant et délié, ne possédât pas un peu du calme rassurant d’Henry. Mais à peine commençait-elle à se laisser aller à cette idée qu’elle se reprenait : non, se disait-elle avec une pointe de fierté, jamais Bo ne pourrait ressembler à Henry. Il n’avait rien d’un animal de compagnie, il n’était pas apprivoisé, il ne supportait pas les entraves, en dépit de ses efforts aussi intenses que fréquents.
Il y avait quelque part, pour peu qu’on sût les trouver, un endroit où l’argent se gagnait comme on puise de l’eau au puits, une bonne grosse montagne en sucre où la la vie était facile, libre, pleine d’aventure et d’action, où l’on pouvait tout avoir pour rien.
L’amour est quelque chose qui fonctionne dans les deux sens, dit Elsa d’une voix douce. Pour être aimé, il faut aimer.
Peut-être fallait-il plusieurs générations pour faire un homme, peut-être fallait-il plusieurs versions et combinaisons de la douceur et de l'endurance de sa mère, de l'immense énergie de son père et son appétit d'autre chose, d'un subtil mélange des principes masculin et féminin, d'égoïsme et d'oubli de soi, d'entêtement et de capitulation, pour façonner entièrement un homme.
Longtemps après, Bruce considérait cette absence de racines avec un étonnement vaguement amusé. les gens qui vivaient toute leur vie au même endroit, qui taillaient leur haie de lilas et repiquaient des berbéris, qui changeaient de carrée en ronde la forme de leur bassin de nénuphars, qui déterraient les vieux bulbes pour en mettre de nouveaux, qui voyaient pousser et un jour ombrager leur façade les arbres qu’ils avaient plantés, ces gens-là lui semblaient par contraste suivre un cheminement incertain entre ennui et contentement.
La grand-rue était un fleuve de fine poussière entre deux trottoirs en planches. De chaque côté, un alignement de piquets pour les chevaux dessinait une perspective en point de fuite jusqu’au bout de la rue qui allait se perdre dans la campagne.
Harry Mason était et un enfant et un homme. Quoiqu'il fît jamais, à n'importe quel moment de sa vie, il fut, jusqu'en ses colères, un être mâle de bout en bout, et il fut presque toujours un enfant. A une époque plus ancienne, en d'autres circonstances, il aurait pu être un individu montré en exemple par la nation toute entière, mais il n'eût été en rien différent. Il n'en fût pas moins resté un être humain au développement imparfait, un animal social immature ; or, plus la nation va de l'avant, moins il y a de place pour ce genre de personnage.
Il avait également laissé derrière lui la vision d’étendues vierges et sauvages, de rivières écumeuses et de reliefs grandioses, de forêts giboyeuses, de peaux d’une valeur exorbitante, de sables regorgeant de paillettes jaunes. Et chez Bo, que minaient les difficultés, le fardeau d’une hypothèque non levée, le souci et la fatigue d’un long labeur sans profit, il avait déclenché une rechute carabinée de cette démangeaison qui l’avait dès l’âge de quatorze ans propulsé de ville en ville.
Ton présent te semblait alors cantonné à l’intervalle entre deux pulsations cardiaques et, ainsi allongée dans le noir, tu te prenais immanquablement à penser au passé, parce que c’était plus fort que toi, parce que le présent était moins chargé de sens que le passé ou l’avenir, parce que le passé était le temps que tu connaissais bien, en image comme en idée, et qu’il recelait ton avenir.
... il se dit que son paternel avait poursuivi quelque chose sans trêve sur une longue route, passant sans répit d’un but à l’autre. A la toute fin, il avait dû embrasser du regard le bout de sa route et n’y rien voir, pas plus de bonne grosse montagne en sucre que de fontaines de citronnade, d’arbres à cigarettes, de ruisselets de whiskey ou de buissons chargés d’aumônes. La fin et sa terrible vacuité ; plus rien vers quoi se mouvoir : c’était le bout de la route et il n’y avait rien.