Attirée par la 1ère de couverture présentant la vue de troncs d'arbre et le titre «
La vie obstinée » (quoique différent du titre américain « All the little live things ») (1967) de
Wallace Stegner, alors que j'avais déjà lu «
Une journée d'automne » du même auteur, je n'ai pas hésité plus longtemps à découvrir ce roman.
Joseph Allston et sa femme Ruth viennent de s'installer en pleine nature, loin de la ville (San Francisco) aspirant à une vie plus au calme, loin de la ‘'civilisation'' pourrait-on rapidement résumer, acceptant la présence de voisins s'ils ne se montrent pas trop envahissants. Si Joe est un vieux grincheux, sa femme se montre plus ouverte et tolérante et elle doit souvent calmer les acrimonies et irritabilités de son mari.
Agent littéraire à la retraite, Joe s'imagine écrire ses mémoires, pendant que sa femme, la douce Ruth, ferait des bons petits plats. Ils lisent, vont souvent faire des promenades (quand le temps le permet, sinon elles se réduisent en ‘'balades hygiéniques'' en faisant plusieurs fois le tour de la maison). Il s'occupe de son jardin, mais râle contre les bêtes à poil -en l'occurrence les thomomys- ces rongeurs qui osent attaquer son potager et ses fleurs. La nature oui, mais sans ses contraintes. On l'aura compris, il veut être tranquille et oublier les aspérités et désagréments de la vie.
L'arrivée à la fois de Peck, un jeune étudiant hippie dont Joe va avoir le malheur d'accepter qu'il s'installe sur son terrain -et qui va vite prendre ses aises et ses mauvaises habitudes de hippie (filles, musique, drogue et tout le tralala), mais également celle de la famille Catlin dont Marian, la jeune maman trentenaire, vont bousculer ses repères, sa façon de concevoir les choses et sa vie (pour ne pas dire la vie).
La narration faite par l'adorable râleur Joe, insatisfait chronique qui se double parfois d'une parfaite mauvaise foi -mais qui n'en est pas moins conscient de ses défauts et faiblesses- donne aux premiers chapitres une croustillance réjouissante. Ses remarques sur ses voisins et Peck -débonnaire insouciant très agaçant- (et ses acolytes de la même veine) sont de la crème d'humour d'une saveur qui reste bien en bouche.
Je ne puis d'ailleurs m'empêcher de citer une de ses remarques, une des petites pépites du roman : « Ma vie trouble l'espace qui m'entoure. Je suis un sachet de thé oublié au fond de la tasse : le produit de ma macération ne cesse de devenir plus opaque et plus amer. »
Que Stegner choisisse l'emploi d'un narrateur -en l'occurrence Joe- et non un récit à la troisième personne intensifie bien entendu le ressenti du lecteur. On est aux côtés de Joe, aussi bien lors de ses balades en forêt, parmi les champignons, le sumac vénéneux et les étourneaux, que durant les pérégrinations de ses pensées parfois sombres et désabusées.
L'antipathie ressentie pour Peck par ‘'le vieux schnoque'' (comme le retraité se définit lui-même) va s'accroitre de manière proportionnelle à l'attachement de Joe et Ruth pour Marian. La jeune femme est une personne solaire, amoureuse de la vie dans son entièreté, toujours avec le sourire et les yeux pétillants. Les nombreuses discussions avec elle notamment sur les rapports humains (notamment intergénérationnels, par la présence de Peck qui rappelle à Joseph son fils décédé), l'écologie et ‘'toutes les petites choses vivantes'' vont amener Joe à reconsidérer ses propres jugements et son rapport aux autres.
Et si le roman commence avec beaucoup d'humour et quelques éclats de rire devant les remarques du vieil ours mal léché, on se tromperait en le croyant uniquement léger. Autant les réflexions sociales ou philosophiques que les émotions vont presque prendre le pas sur l'humour cynique du retraité, et monter crescendo au fur et à mesure des chapitres et des évènements.
Avec ce roman,
Wallace Stegner nous offre un beau récit, riche à différents niveaux. C'est tout d'abord lié à Joe, ce narrateur grincheux, drôle et cultivé pour qui on s'attache à la première seconde. Et ce plaisir à s'immerger dans ce texte s'explique aussi par l'écriture dense et ciselé, le vocabulaire relevé et l'alliance parfaite entre humour, tendresse, émotions, interrogations existentielles subtiles (je n'ai malheureusement pas le niveau de Stegner pour appuyer mon argumentaire d'adjectifs plus exquis et rutilants).
En 1976, parait « The spectator bird » ( «
Vue cavalière » en France) où on retrouve ce couple Allston, et qu'il me reste pour ma part à découvrir.
Pour quelques heures, on plonge avec bonheur en plein coeur de la forêt, on s'installe dans un fauteuil de la terrasse, pas très loin de Joe, avec les autres protagonistes, et on prend part à leurs échanges sur la vie (et qui résonnent forcément sur nos propres « petites choses de la vie »…)
La tonalité particulière de ce roman fut telle que je me suis vue le replacer dans ma bibliothèque avec une sorte d'affection, proche de celle que j'ai eue pour Joseph et Ruth.