Pour moi, j'aimerais tenter de faire revivre, dans le domaine de de la littérature au moins, cet univers d'ombre que nous sommes en train de dissiper. J'aimerais élargir l'auvent de cet édifice qui a nom "littérature", en obscurcir les murs, plonger dans l'ombre ce qui est trop visible, et en dépouiller l'intérieur de tout ornement superflu.
Pour moi, quand je tiens dans le creux de la main un bol de bouillon, il n'est rien de plus agréable que la sensation de pesanteur liquide, de vivante tiédeur qu'éprouve ma paume. C'est une impression analogue à celle que procure au toucher la chair élastique d'un nouveau-né.
Si le toit japonais est un parasol, l'occidental n'est rien de plus qu'un couvre-chef.
Il suffit en effet que la partie visible soit impeccable pour que l'on accorde un préjugé favorable à celle qui ne se voit pas.
D'aucuns diront que la fallacieuse beauté créée par la pénombre n'est pas la beauté authentique. Toutefois ainsi que je le disais plus haut, nous autre Orientaux nous créons de la beauté en faisant naître des ombres dans des endroits par eux-mêmes insignifiants
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...en fait nous oublions ce qui nous est invisible. Nous tenons pour inexistant ce qui ne se voit point.(p64)
La cuisine japonaise, a-t-on pu dire, n'est pas chose qui se mange, mais chose qui se regarde ; dans un cas comme celui-là, je serais tenté de dire: qui se regarde, et mieux encore, qui se médite !
En fait, la beauté d’une pièce d’habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d’opacité de l’ombre, se passe de tout accessoire.
Aussi n’est-il pas impossible de prétendre que c’est dans la construction des lieux d’aisance que l’architecteur japonaise atteint aux sommets du raffinement. Nos ancêtres qui poétisaient toute chose, avaient réussi paradoxalement à transmuer en un lieu d’ultime bon goût l’endroit qui, de toute la demeure, devait par destination être le plus sordide, et par une étroite association avec la nature, à l estomper dans un réseau de délicates associations d’images. Comparée à l’attitude des Occidentaux qui, de propos délibéré, décidèrent que le lieu était malpropre et qu’il fallait se garder même d’y faire en public la moindre allusion, infiniment plus sage est la nôtre, car nous avons pénétré là, en vérité, jusqu’à la moelle du raffinement.
C'est bien pourquoi les vieilles gens, de plus en plus, renoncent à vivre dans les grandes villes et se retirent à la campagne, mais les petites villes de province à leur tour en sont à se garnir de bouquets de lampes électriques, et d'année en année se mettent à ressembler à Kyôto, ce qui est loin de me rassurer. Certains prétendent qu'on n'arrête pas le progrès, et que le jour où tous les transports se feront par air ou sous terre, les rues retrouveront leur tranquillité de jadis, mais soyez certains que, ce jour-là, on aura bien inventé quelque nouvel instrument à torturer les vieillards. En somme, on leur enjoint de se tirer du chemin, de sorte qu'ils n'ont d'autre ressource que de se terrer chez eux et de se cuisiner des petits plats pour accompagner le saké vespéral en écoutant la radio.