Trois jours et trois nuits

Alors l'évidence me terrasse : ici, dans cette pièce où nous partageons ce repas muet, se tiennent les derniers héros. Les seules braves d'une civilisation mourante, emprisonnée par l'égo et l'hédonisme marchand. (...) Qui de nos jours est encore capable de s'oublier soi-même pour embrasser un destin qui le dépasse ?

Il n'est pas sûr que le recrutement des nouvelles ouailles se fera par simples concessions à l'esprit du temps, usage du rap et du hip-hop, langage familier ou cool, prêtres sympas, etc. J'ai la certitude au contraire que l'Eglise ne reviendra en grâce auprès des jeunes qu'en offrant un art de vivre à la fois tolérant et exigeant, sans rien renier de ses principes. C'est à l'élévation des hommes qu'une religion doit travailler et non à flatter leurs penchants.

L’enfermement de 2020 m’avait rendu dépressif ; en 2021, le retour à la vie me rendait fou. Et si je n’arrivais pas à affronter le monde extérieur autrement qu’en cabotinant sur des tréteaux ? La société s’apprend lentement et se désapprend très vite. En enfermant un peuple et en le libérant un peu, avant de le cloisonner de nouveau, le gouvernement ne savait pas le risque qu’il prenait : nous transformer en bêtes sauvages, en mammifères désespérés, en atomes dispersés. Une peuplade de schizophrènes prête à déchaîner sa violence à la moindre contrariété.

Boualem Sansal, "La guerre du feu" p. 272:
La démarche individuelle est stérile, à cette échelle croire ou ne pas croire est équivalent. Soi avec soi ne donne que soi, halluciné par soi et pour soi. L'homme a besoin de la communauté et de la courbure qu'elle imprime par sa masse, ses actes et ses pensées dans l'espace-temps pour interagir avec elle, pour s'éveiller à l'autre, à lui-même en retour, à l'esprit du monde, à conscience collective, au miracle de la parole et la communion, au mystère bouleversant de la naissance et de la mort, à l'émerveillement de la foi.. si Dieu le veut.

C'est l'empereur Charlemagne, dit-on, alors qu'il guerroyait dans la région contre les Maures, qui prit la décision, en parvenant à Lagrasse, de faire fortifier l'abbaye existante, lui assignant un rôle stratégique : constituer un lieu de foi et de culture, autrement dit l'un des premiers remparts de la chrétienté contre la volonté d'expansionnisme de l'islam naissant. Au fur et à mesure de notre approche, la vision des autres bâtiments de l'ensemble abbatial se précise. Ils forment une masse compacte qui devait être protégée autrefois par un mur d’enceinte dont on distingue par endroit les vestiges. Avec ses hauts murs élevés à l'aide de blocs de grès ferrugineux, d'une couleur oscillant entre le roux, l'orange et l'ocre, une roche que l'on nomme pierre de Roussier dans mon petit coin de Normandie, l'abbaye Sainte-Marie de Lagrasse paraît scintiller sous le soleil. « 
Jean-René van der Plaetsen in » trois jours et trois nuits Le grand voyage des écrivains à l’abbaye de Lagrasse.

Quand on vit trois jours immergés dans l'abbaye au milieu des chanoines de Lagrasse, on a l'impression de découvrir un autre monde, sans équivalent ave le nôtre. Le silence y remplace le bruit, le chant grégorien, la cacophonie de notre monde désaccordé, l'absolu désintéressement, l'prêté du monde de l'argent.

Avec les moines je suis si influençable qu’il me pousse une capuche dans le dos. Chantez-moi les vêpres de grégorien et je m’agenouille ; la ferveur est contagieuse. Dans trois jours, je retourne à l’hôtel Grand-Amour avec des zizis dessinés sur la moquette et je redeviens érotomane. Quand on n’a pas de colonne vertébrale, j’imagine que l’âme se promène alternativement entre le coeur et la bite. Cette phrase pourrait être du Bossuet 2.0 .
(Frédéric Beigbeder)

Car ces chanoines s’abstiennent de toutes les nourritures qui alimentent nos passions. Ils remettent en cause tout ce à quoi nous sommes invinciblement attachés : la propriété, la vie charnelle, la procréation, la douceur d’un foyer, les plaisirs de la société. Nous qui cherchons sans fin des distractions, des dépaysements, des activités multiples pour remplir plus ou moins artificiellement nos existences, comment pourrions-nous comprendre cette immobilité et la répétition infinie de cet acte intérieur, la prière ?

Du visible à l’invisible - Jean-Marie Rouart, de l’Académie française

Alors que tout s'écroulait autour de lui, Saint-Augustin, retif à la déploration observait dans un de ses sermons:
Les temps sont mauvais, les temps sont difficiles: c'est ce que disent les hommes. Vivont bien, et les temps seront bons : c'est nous qui sommes le temps; tels sommes-nous, tels sont les temps.

(...) je pourrais vous faire un pastiche de l'article que ne manquera pas d'écrire, un jour, quand l'histoire de Lagrasse sera remontée jusqu'à Paris, le journaliste du Monde ou de tout autre média bien-pensant ne reconnaissant aucun droit aux catholiques, même pas celui d'exister : tremblez bonnes gens, les traditionnalistes sont de retour, ils ont revêtu les habits des augustins. Leurs couteaux ne sont pas entre les dents, mais sous leur robe blanche, pour égorger les mécréants sous les arcades de leur cloître.
Aux yeux de ces nouveaux inquisiteurs, folliculaires de supérettes, tout est politique, même la foi dès lors qu'elle est chrétienne : il y a toujours un militant qui sommeille sous le croyant, un facho sous le catho - la preuve, ça rime. Pour corser la chose -c'est un réflexe de Pavlov pour cette engeance - les ombres de l'Opus Dei, de l'extrême-droite. Les farceurs !