Comme au Canada, le Vietnam avait aussi ses solitudes. La langue du nord du Vietnam avait évolué selon sa situation politique, économique et sociale du moment, avec des mots pour dire comment faire tomber un avion à l'aide d'une mitrailleuse installée sur un toit, comment accélérer la coagulation du sang avec du glutamate monosodique, comment repérer les abris quand les sirènes sonnent. Pendant ce temps, la langue du Sud avait créé des mots pour exprimer la sensation des bulles de Coca-Cola sur la langue, des termes pour nommer les espions, les rebelles , les sympathisants communistes dans les rues du Sud, des noms pour désigner les enfants nés des nuits endiablées des GI.
Nous étions engourdis, emprisonnés par les épaules des uns, les jambes des autres et la peur de chacun. Nous étions paralysés.
Je suis venue au monde pendant l'offensive du Têt, aux premiers jours de la nouvelle année du Singe, lorsque les longues chaînes de pétards accrochées devant les maisons explosaient en polyphonie avec le son des mitraillettes.
Quand je croise des jeunes filles, à Montréal ou ailleurs, qui blessent leur corps intentionnellement, volontairement, qui veulent avoir des cicatrices dessinées sur leur peau à tout jamais, je ne peux m'empêcher de souhaiter secrètement qu'elle rencontrent ces autres jeunes filles,qui ont, elle aussi, des cicatrices permanentes, mais tellement profondes qu'elles sont invisibles à l'oeil nu.j'aimerais les mettre face-à-face pour les entendre faire la comparaison entre une cicatrice désirée et une cicatrice infligée' l'une payée, l'autre payante, l'une visible,l'autre impénétrable,l'une à fleur de peau,l'autre insondable,l'une dessinée,l'autre informe.
Ce souvenir explique certainement pourquoi je ne quitte jamais un endroit avec plus d'une valise. J'emporte seulement des livres avec moi. Le reste n'arrive jamais à devenir véritablement mien.
ndlr : l’auteure parle de ses enfants
... L’odeur surette de leurs cheveux cuits sous le soleil, l’odeur de la sueur dans leur dos la nuit au réveil d’un cauchemar, l’odeur poussiéreuse de leurs mains à la sortie des classes m’ont obligée et m’obligent à vivre, à être éblouie par l’ombre de leurs cils, à être émue par un flocon de neige, à être renversée par une larme sur leur joue.
Chaque cadeau que nous offrions était réellement un cadeau car il n'était jamais futile. En fait, chaque cadeau était réellement un cadeau puisqu'il provenait d'abord et avant tout d'un sacrifice et était la réponse à un besoin, à un désir ou à un rêve.
Chaque tableau noir de classe, chaque bureau, chaque maison devait accrocher au moins une photo de Hô Chi Minh sur les murs. Sa photo remplaçait même celles des ancêtres, que personne n'avait auparavant osé toucher puisqu'elles étaient sacrées. Les ancêtres - qu'ils aient été joueurs, nuls ou violents - devenaient tous respectables et intouchables une fois morts, une fois sur l'autel avec de l'encens, des fruits, du thé. Les autels devaient toujours se trouver à une auteur assez élevée pour que le regard des ancêtres nous surplombe.
A défaut de pouvoir regarder devant eux, ils regardaient devant nous, pour nous, leurs enfants.
Pour nous, ils ne voyaient pas les tableaux noirs qu'ils essuyaient, les toilettes d'école qu'ils frottaient, les rouleaux impériaux qu'ils livraient. Ils voyaient seulement notre avenir. Mes frères et moi, nous avons ainsi marché dans les traces de leur regard pour avancer.
"La vie est un combat où la tristesse entraîne la défaite."