(Note de 2017).
Les admirateurs des films de
Peter Jackson risquent de se casser les dents sur le livre, et c'est arrivé, si j'en juge par les critiques négatives de ceux qui ne sont entrés dans la Terre du Milieu que par le cinéma. On l'a dit souvent, le roman est "mal construit" selon les critères contemporains hollywoodiens : nos capacités de concentration se sont rétrécies et limitées, une page de description où il ne se "passe" rien va heurter le public mal habitué à la lecture - littéraire ou pas. Ce premier volume est une vraie promenade, car les personnages n'ont absolument aucune envie d'arriver à destination : leur destination, c'est leur destin, fait d'angoisses et de dangers mortels. Ils ne se pressent pas et évitent, comme ils peuvent, les messagers du destin (ou Nâzgul) en prenant des sentiers de traverse et en louvoyant. Cette lente promenade émerveille le lecteur, elle lui donne à voir un autre monde (c'est le propre du merveilleux), un passé immémorial, des êtres surnaturels qui se contentent ... d'être (comme Tom Bombadil, qui ne sert à rien du tout, pure merveille). Ce livre n'est pas fait pour les lecteurs pressés, et il vient de la plume d'un universitaire qui avouait volontiers que les langues imaginaires, les folklores, la magie des anciennes ballades, le charmaient plus que les grandes aventures. On aura sa ration de coups d'épée aux livres II et III. En attendant, il faut apprendre à se promener. Cet effet magique vient aussi de la langue, du style anglais de
Tolkien, nourris de vieil anglo-saxon, de norrois, de gothique et autres langues et littératures germaniques médiévales qu'il enseignait à Oxford. Il y a presque trop d'archaïsmes ou de formes nobles à certains endroits (quand les elfes ou les nains, venus du fond des âges, prennent la parole), et ce serait lassant si la langue des Hobbits n'était pas du bon vieil anglais campagnard, qui vient rompre la monotonie d'une langue parfois trop recherchée. Ce sera la raison de l'échec stylistique du Silmarillion, d'ailleurs.
Relecture de 2020.
Autres impressions. La langue est somptueuse, et les aventures, les actions, qui attirent les lecteurs en quête de divertissement, sont le plus souvent des fuites, ce qui déroutera les esprits formés aux poncifs du cinéma héroïque. Les pires menaces que rencontrent les quatre hobbits, sont toutes incarnées par des créatures survivant d'un passé lointain : le Seigneur de l'Anneau, ses Serviteurs, rois qui furent, en des âges anciens, réduits en esclavage par l'Anneau ; arbres malveillants dans la Vieille Forêt que garde Tom Bombadil ; obscures malédictions de tombes oubliées ; Gollum, dont les années de vie ont été anormalement multipliées par l'Anneau ; ou enfin le Balrog sous la montagne, créature du premier âge du monde. L'auteur donne une profondeur temporelle, une ombre portée, à ses personnages, y compris les bons, Elfes ou Magiciens, qui expliquent aux Hobbits ce qui les menace. Ceux-ci vont de l'avant, presque sans mémoire, dans un monde qui en est surchargé, et leur mission, détruire l'Anneau, revient à détruire ce lourd passé de malédictions, mais aussi de magie et d'enchantement. Si la mission réussit, le Sombre Seigneur disparaîtra avec ses terreurs, mais aussi les Elfes et tout souvenir de l'ancienne magie. Il s'agit de faire advenir un nouveau monde désenchanté, le nôtre.
La question morale de savoir s'il faut se servir ou non de la puissance de l'Anneau à des fins vertueuses, ne se dessine qu'au second plan du texte, avec des personnages secondaires positifs et dévorés par le désir de l'Anneau qu'ils veulent utiliser pour la bonne cause : Saruman le magicien et le prince Boromir. Aucune fin vertueuse ne justifie des moyens criminels, aucun crime ne peut contribuer à une noble cause. L'Anneau est le Mal. Par nature, il ne peut faire aucun bien. Quelles que soient les bonnes intentions de celui qui s'en empare, il fera de lui un assassin et un fou. Cela semblait sans doute évident à l'auteur, et il n'a pas éprouvé le besoin d'y insister, sinon par de brèves scènes très fortes de Tentation. Il y reviendra, de manière plus dramatique, au livre III avec le personnage de Denethor, père de Boromir, tous deux victimes du désir de pouvoir.