Il déjeunait en courant, et il était rare qu’il prit le dîner avec tout le monde. La cuisinière le grondait parce qu’il ne mangeait pas en même temps que les autres, cependant elle avait pitié de lui et lui gardait quelque chose de chaud pour le dîner et le souper. Il y avait surtout beaucoup à faire les veilles de fêtes et les jours de fêtes. Mais Aliocha aimait les fêtes parce qu’on lui donnait des pourboires, peu, il est vrai : il se faisait à peu près soixante kopecks ; mais c’était de l’argent pour lui. Quant à ses gages, il ne les avait jamais vus. Le père venait, recevait l’argent du marchand, et Alexis fut seulement grondé pour avoir si vite usé les bottes.
Alexis avait dix-neuf ans quand son frère partit faire son service militaire ; et le père envoya Alexis, comme portier, chez le marchand. On donna à Alexis les vieilles bottes de son frère, le bonnet de son père, une poddiovka, et on l’amena en ville. Alexis admirait son accoutrement, mais le marchand ne se montra point satisfait de sa mine.
— Je pensais que tu allais me donner un homme pour remplacer Sémion, — dit le marchand en examinant Alexis, — et voilà le morveux que tu m’as amené. À quoi est-il bon ?
— Il peut faire n’importe quoi : atteler le cheval, faire les courses, et il travaille très bien. Il a l’air d’une borne, comme ça, mais il est très capable. Et, de plus, il est très modeste.
— Eh bien ! Que faire ? Nous verrons. Laisse-le.
( Oustinia était une jeune orpheline, aussi travailleuse qu'Alexis.)
Mais voilà qu'ici, tout d'un coup, il remarqua qu'Oustinia (cuisinière), une personne tout à fait étrangère , avait pitié de lui. Elle lui gardait dans le pot du Kacha avec du beurre, et, pendant qu'il le mangeait, le menton appuyé sur son poing, elle le regardait. Il jetait un regard sur elle, elle riait, et lui riait aussi ..
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Cela était si étrange et si nouveau qu'Alexis eut peur. Il sentait que cela empêcherait de faire son travail comme il l'avait fait jusqu'à présent. Mais cependant il était heureux ; et, quand il regardait ses pantalons rapiécés par Oustinia, il hochait la tête et souriait? Souvent, en travaillant, ou pendant une course, il pensait à elle et murmurait : "Hé ! Hé ! Oustinia !" Oustinia l'aidait autant qu'elle le pouvait, et lui, de son côté faisait de même. Elle lui racontait sa vie ..
"Alexis avait 19 ans quand son frère partit faire son service militaire ; et le père envoya Alexis, comme portier chez le marchand. On donna à Alexis les vieilles bottes de son frère (...)
Des bottes de son frère il en vint vite à bout, et le patron le grondait parce qu'il portait des bottes déchirées d'où passaient ses doigts nus ; et il lui ordonna d'acheter des bottes neuves au marché .."
Il n'était donc pas de tradition chez ce riche marchand de vêtir et chausser ses employés, surtout quand ils rendaient service à tout le monde au point que chacun chez le riche marchand traitait notre ami Alexis en esclave...
En prime, Alexis eut droit à une engueulade de son père pour avoir si vite usé ses bottes quand celui-ci vint chercher son dû.
Quand on détaille un peu, on voit mieux ce qu'il se passe dans le monde des oppresseurs ..